Regards croisés sur la villeClés pour comprendre

22 mai 2006

Lucien Kroll : architecte-urbaniste, installé à Bruxelles mais travaillant pour la France et les Pays-Bas à « exporter de la belgitude »… En 1985, il a travaillé à Clichy-sous-Bois avec l’anthropologue Ita Gassel à une restructuration de quartier, en participation avec les habitants. Interview spontanée, en réagissant à des mots-clés.

Environnement urbain

Depuis des millénaires, deux tendances se conjuguent pour façonner le paysage : la militaire et la civile : l’une est « orientée-objet », rationnelle, moderne, l’autre est « orientée-relations », intuitive, écologique, de tous les temps. Comment les réconcilier ?
Ces deux modes de production du paysage habité – le rationnel et l’intuitif – ont longtemps coexisté de manière harmonieuse et complémentaire : les villages spontanés complétaient les palais et les monuments. Mais les Temps modernes ont hypertrophié la façon militaire d’aménager l’espace à habiter, sous prétexte de rationnel, d’économie, de clarté et même de beauté : toutes ces ambitions se sont révélées fausses.
L’urbanisme est devenu une aire industrielle : les éléments qui composent la ville sont stockés dans un magasin de pièces de rechange ; son contenu est un programme de fabrication (rendre identiques, rassembler les semblables, répétition industrielle…). Cela conduit à la stérilité urbaine, tout à l’inverse de la façon civile de suivre les affinités d’éléments divers, de laisser se produire une complexité impossible à construire « rationnellement » et d’aboutir à un organe vivant. Les deux tendances doivent coopérer, sous peine de dysfonctionnement ou de barbarie d’autorité !

Insécurité

Insécurité et mixité sociale sont liées. On peut observer tranquillement les émeutes de Clichy-sous-Bois et de ses imitateurs : elles se sont déroulées exactement dans cette architecture moderne des Grands Ensembles, ces cités à l’urbanisme abstrait, mécanique, a culturel, ennuyeux et finalement criminogène. C’est la forme qui était devenue un détonateur de violences accumulées. Pourquoi cela ne brûle-t-il pas ailleurs, à quelque cent mètres plus loin, dans des quartiers sans forme ni ordre ? Parce que la diversité, le mélange permettent l’initiative des habitants. L’ordre moderne les éteint au-delà du supportable : sans en être le motif, il est le déclencheur de violences gratuites (un demi-milliard d’euros…)

Choix politiques

Les politiques urbaines se prennent toujours d’autorité, alors que leur rôle est exclusivement de traduire en réalisation les projets des habitants. Au minimum, il faut les questionner. Et puis comprendre ce qu’ils disent. Il faut ensuite des « techniciens » habilités à traduire ces concepts sociaux en directives de territoire qui aboutissent à une texture complexe : là, il n’y en a pas beaucoup… On préfère toujours une machine compliquée, soigneusement hors de portée de ceux qui en seront les victimes…
Les lois doivent être instituées pour protéger la créativité et jamais pour la limiter et la contraindre à un « ordre ».

Rôle de l’éducation

Il faut apprendre à rationaliser les outils pour perfectionner l’écoute dans les groupes informels. Ceci ne se pratique nulle part : enseignons aussi la signification des formes, en vue de leur compréhension par des gens qui ne sont pas (dé-) formés par des études solitaires techniques.

Participation citoyenne

La démocratie n’a qu’une règle, celle de la subsidiarité. La subsidiarité, c’est la démocratie naissante : les gens du rez-de-chaussée décident des problèmes du rez-de-chaussée ; s’ils ne s’en sortent pas, ils appellent à l’aide ceux du premier étage et décident ensemble ; si encore cela ne va pas, ils vont plus haut, jusqu’au sommet, mais jamais le sommet ne doit faire descendre ses ordres vers la base. Le rôle des comités de quartiers est essentiel à la santé urbaine. Mais les comités « positifs » sont rares. Les seuls endroits où une coopération auto constructive peut encore s’exercer, c’est à l’intérieur des bidonvilles : pour des questions de survie, ils sont bien forcés de négocier entre eux tous les rapports, proximités, communications. Oublions un moment leur misère : ce sont les seuls exemples complets de participation contemporaine. Prenons-les alors comme modèles théoriques.

Propos recueillis par Christophe DUBOIS

Retrouvez l’intégralité de « Regards croisés sur la ville » avec quatre visions de l’environnement urbain et de ses enjeux dans la revue Symbioses, n°69

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