Construire le « biorégionalisme », une démocratie par le basClés pour comprendre

6 septembre 2010

Christian Arnsperger, chercheur au FNRS, est économiste à la Chaire Hoover d’Ethique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain (UCL). Auteur de plusieurs ouvrages (1), il explore des pistes innovantes pour affronter notre angoisse de la perte et de la mort, dont profite le système capitaliste pour nous aliéner et perpétuer les inégalités. Entretien.

Une perversion totale

Comment avons-nous pu construire un système aussi destructeur que le nôtre ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le système que nous avons construit n’était, en fait, pas perçu comme destructeur au départ – à l’exception, bien sûr, des marxistes et des socialistes critiquant la Révolution industrielle. Il y a deux siècles, les destructions écologiques étaient moins alarmantes qu’aujourd’hui, et les destructions humaines moins visibles et plus acceptées socialement. Il régnait une vision plutôt utilitariste : même si quelques-uns trinquaient, les bénéfices et le « progrès » que nous en retirions paraissaient en valoir la peine. Au 18e siècle, des penseurs comme Adam Smith (2) considèrent que la recherche de la valorisation de la propriété privée est l’expression de notre liberté. C’est pour promouvoir cette valorisation, avec l’aide de la puissance publique, que le système capitaliste s’est mis en place. Mais à l’origine, au fondement de cette idée que la propriété privée c’était la liberté, on trouve en fait la peur de la mort (3). La propriété est perçue comme synonyme de protection, de solidité, elle nous rassure. On peut la transmettre à travers les générations ; les sociétés, les « corporations » survivent aux personnes.

Quel bilan tirez-vous aujourd’hui du capitalisme ?
Le capitalisme a créé un environnement naturel et humain irrespirable. Certains écologistes croient qu’il suffira de protéger l’environnement naturel, de promouvoir le capitalisme vert, pour nous en sortir, mais ce n’est pas vrai. L’engrenage dans lequel nous sommes a engendré une perte de ce qu’Ivan Illich appelle la convivialité, cette convivialité qui concerne aussi bien nos liens entre humains qu’avec la nature. L’exploitation de l’homme par l’homme n’est que la poursuite de l’exploitation de la nature par l’homme : c’est déjà ce que disait Marx dans sa jeunesse. Nous sommes aujourd’hui allés trop loin dans ce modèle où nous pensons pouvoir nous passer du commerce de proximité, des échanges locaux, de la convivialité… On s’en passe, c’est vrai, mais au prix d’une fragilisation énorme. Jusqu’à quand allons-nous tolérer que, au nom de l’approvisionnement de l’Occident en produits à bas prix venus du monde entier, on précipite quasiment toute la population mondiale dans la fragilité ?

Une convivialité à l’aune de notre modernité


On a le sentiment que, comme à la fin des années 60, la critique du capitalisme reprend aujourd’hui de nouvelles formes, de nouvelles couleurs…

Nous avons vécu, dans les années 1980-90, une espèce de réaction angoissée à la crise pétrolière, au renchérissement du prix de l’énergie : les privilégiés ont mis en œuvre la mondialisation du commerce et le libre marché financier, pour avoir accès aux richesses de la planète tout en ne devant plus financer les services publics par l’impôt et les cotisations. Aujourd’hui, la génération qui a grandi dans ces décennies-là voit bien que les promesses de cette libéralisation (la pauvreté allait disparaître, nous allions travailler toujours moins, etc.) n’ont pas été tenues. Et ces jeunes retrouvent tout doucement le chemin de penseurs comme Ivan Illich, Ernst Schumacher ou André Gorz. On assiste à une résurgence de ce que les années 1960 avaient essayé de proposer, avec peut-être plus de chances de réussir cette fois-ci car aujourd’hui, contrairement à l’époque, le consumérisme s’essouffle pour une frange de plus en plus visible de la population. Mais la peur de manquer peut toujours ressurgir, et à cause de cette angoisse beaucoup continuent à soutenir le système actuel en se disant que, malgré les crises à répétition, il finira bien par résoudre nos problèmes…

Quelles sont les pistes pour sortir du modèle capitaliste-consumériste actuel ?
Nous devons partir des ancrages locaux pour construire et encourager des solidarités nouvelles : c’est le « biorégionalisme », une démocratie politique, économique et sociale par le bas (4). Certaines personnes qui s’installent ou se réinstallent à la campagne, notamment, y cherchent un espace-temps ouvert à la convivialité, où l’on peut compter sur d’autres que les « professionnels de l’aide » (cette aide qui s’est elle aussi transformée en marché, à présent). Mais cette convivialité n’est pas simplement champêtre ; elle est à repenser à l’aune de notre modernité, à renouveler par le biais de l’urbanisme durable. Il ne faut pas qu’elle soit étouffante ou que les gens retombent dans la tyrannie de la communauté ; on ne doit pas glorifier béatement la « vie de village » ou les tribus « primitives ». Ceux qui participent aux groupes de simplicité volontaire, quant à eux, refusent que le « progrès économique » d’une minorité nous soit imposé alors que, pour la majorité d’entre nous, il se fait sur notre dos. Ils veulent s’asseoir, respirer, construire pas à pas une vraie solidarité. Il nous faut retrouver de l’autonomie dans nos choix, à la fois politiques et économiques.

Luttes sociales « classiques » et luttes nouvelles

Y a-t-il des clés à aller chercher du côté de la reconnexion à la nature et/ou à notre corps ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le capitalisme entend s’occuper de notre rapport au corps ! … Objet sexuel, de jouissance effrénée, de malbouffe, il nous faut nous défaire de cela, retrouver la vraie maîtrise du corps non pour se crisper toujours davantage, mais au contraire pour pouvoir lâcher prise. Quant au rapport avec la nature, le système de production et de travail dans lequel nous sommes nous coupe tout à fait du vivant (humain et non humain). Notre espace-temps est quadrillé par le capitalisme, et notre régime de propriété fait que la nature n’est plus vraiment accessible dans des espaces communs, ouverts.
Je plaide pour que les pouvoirs publics fassent quelque chose, notamment en soustrayant des terrains au marché pour que des initiatives de vraie convivialité puissent éclore (écovillages, etc.). Nos rapports à la nature et au corps sont très parasités par le capitalisme, et pour retrouver nos connexions profondes nous devons, aujourd’hui, devenir des militants anti-capitalistes. Nous sommes à une époque où, au nom du corps, de la nature et de la vie, le questionnement idéologique sur l’économie ne peut pas être évité.

Nous en sommes actuellement à une réflexion très individuelle. Comment passer au niveau collectif, sociétal ?
Il y a une progression naturelle : le noyau du choix, c’est l’individu. On ne va pas recommencer avec des diktats et des embrigadements. Moi, je vois une dynamique du côté de la formation permanente et du tissu associatif, où des mobilisations peuvent se faire très vite. Pour démarrer, le meilleur niveau d’action est le niveau communal. Il y a là un réseau qui peut être exploité, la convivialité est potentiellement forte, et des gens s’y mettent – comme par exemple dans le mouvement des Villes en Transition (5). Il est difficile de dire quelles sont les catégories de la population qui sont déjà à même de monter au créneau. On est souvent étonné, d’ailleurs, de voir la diversité des gens qui réagissent, ce qui est à la fois une force et une faiblesse, car on ne sait pas trop a priori à qui s’adresser, ni quel est le potentiel de mobilisation du mouvement.
Je crois que le schéma à mettre en place comprend à la fois des luttes sociales « classiques », avec les syndicats, les mouvements féministes ou encore les collectifs de défense des sans-papiers, qui doivent continuer de plus belle (il faut lutter contre la mondialisation actuelle, pour que les plus riches soient plus solidaires) et des luttes nouvelles. Il faut que des ponts soient jetés entre ces différentes parties de la société civile.
Ceux qui bougent sont évidemment ceux qui ne sont pas tétanisés par la peur – celle de perdre leur travail, notamment. Mais est-ce que ça n’a pas toujours été comme ça ? A partir du moment où l’on va se rendre compte que, malgré tout ce qu’on nous a promis, beaucoup perdent malgré tout leur boulot, et que la croissance engendre du chômage, peut-être que ça va finir par bouger ?

Article publié dans Imagine demain le monde (n°80 – juillet & août 2010)

(1) Dont le récent Ethique de l’existence post-capitaliste : Pour un militantisme existentiel, Editions du Cerf, 2009.
(2) Adam Smith est le père de la science économique moderne et son œuvre principale, La richesse des nations, est un des textes fondateurs du libéralisme économique.
(3) Cf. Jacques Attali, Au propre et au figuré : Une histoire de la propriété, Fayard, 1988 (réédité au Livre de Poche). Voir aussi Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste : Pour une éthique existentielle de l’économie, Editions du Cerf, 2005.
(4) Voir le blog de Christian Arnsperger : http://transitioneconomique.blogspot.com/
(5) Voir Imagine 74, juillet-août 2009, ainsi que http://villesentransition.net/

Un commentaire sur “Construire le « biorégionalisme », une démocratie par le bas”

  1. Gilot Yvan dit :

    Merci pour votre article. Vous avez probablement raison, mais la population a perdu
    le gout de l’effort physique avec la terre …
    Sur mon site, je propose la construction de nouveaux quartiers climatisés !
    Pour avoir un logement passif moins chers ; contrer la pollution ; économiser l’énergie ;
    favoriser le partage du travail ; réduire les déplacements ; favoriser la cohabitation multiculturelle
    etc …
    Pouvez-vous me donner votre avis ?
    Merci à vous.

    Clos du Panorama, 1
    Presles 6250