Cultiver des penséesClés pour comprendre

2 avril 2013

Le cours de morale est un cours engagé. Non seulement engagé dans ses options libres-exaministes, mais aussi parce que sa finalité est de déboucher sur un engagement. Un engagement qui ne recherche pas les consensus faciles, et où chacun est confronté à la responsabilité de ses choix éthiques.

Une leçon de morale, quel que soit le niveau d’enseignement concerné, part d’une situation problème. Il peut s’agir d’un court texte — conte philosophique par exemple —, d’un fait d’actualité, d’une chanson, d’une image, d’une mise en situation, etc. Cette phase, dite « d’intéressement », vise à susciter l’intérêt de l’élève, à le mettre en réflexion, en questionnement, voire à susciter son indignation, bref à le mobiliser, ceci en vue de déboucher sur une question normative qui sera l’objet de la leçon proprement dite : la vérité est-elle toujours bonne à dire ? Faut-il traiter l’autre comme soi-même ? Dois-je suivre la mode ou m’habiller comme il me plait ? Peut-on rire de tout ? Faut-il toujours obéir aux ordres ? Doit-on tolérer l’intolérance ? etc.

Quelle différence entre nous et les termites ?

Lorsque j’enseignais encore dans le secondaire, je proposais ainsi à mes élèves de deuxième année en enseignement général la lecture d’un texte de Fernando SAVATER, issu de « Éthiques à l’usage de mon fils »(1). Ce texte établissait un parallèle entre le comportement de termites défendant leur termitière contre une attaque de fourmis et celui d’HECTOR défendant Troie contre ses assaillants, dans l’Illiade. Faisant remarquer qu’HECTOR est connu de tous comme un héros, alors que nul n’a jamais raconté l’épopée de ces braves termites, SAVATER questionnait :« Hector ne se comporte-t-il pas comme le premier termite venu ? Pourquoi trouvons-nous son courage plus authentique et plus difficile que celui de ces insectes ? Quelle différence y a-t-il entre ces deux cas ? »
Je laissais alors les élèves proposer leurs réponses à cette question : les uns pointaient un certain anthropocentrisme, ne voyant pas en quoi les termites seraient objectivement moins admirables qu’HECTOR et estimant que c’était nous, les humains, qui étions incapables de reconnaitre le courage de ces valeureux termites. Mais généralement, une fois passés les témoignages d’élèves sur les comportements admirables de leurs animaux domestiques, ils soulevaient majoritairement la question du choix : choix possible pour HECTOR, qui aurait pu déserter, mais pas pour les termites, programmés par la nature pour agir comme elles le font. Néanmoins, les élèves mettaient également en évidence la difficulté pour HECTOR de choisir de ne pas être un héros, étant donné la pression sociale et l’ostracisme dont il aurait risqué d’être victime s’il avait choisi la fuite ou la trahison, par exemple.

Questions et classements

À partir de là émergeait « naturellement », pourrait-on dire, la question de la liberté, mais aussi celles de la nature et de la culture, avec une mine inépuisable d’angles d’attaque pour une leçon de morale.
La piste que je propose de suivre ici est celle de la distinction entre nature et culture, en commençant par un tableau à double entrée que les élèves viendront compléter librement, en indiquant ce qui, selon eux, appartient à la nature humaine, et ce qui relève plutôt de la culture. « Manger, boire, dormir, se reproduire », voilà ce qu’on retrouvait généralement dans la colonne « nature ». « Musique, manière de se nourrir, religion, mode, écriture » se retrouvaient quant à eux dans la colonne « culture ».
Une conclusion provisoire pourra alors être établie, mettant en évidence le fait que la nature est ce à quoi on ne peut échapper de par notre condition humaine, la culture étant quant à elle constituée de l’ensemble des facteurs non naturels qui viendront peser sur notre choix – les convenances, les habitudes, les tradi-tions, la morale, les lois…— et la liberté étant définie comme notre capacité de nous distancer peu ou prou d’un ensemble de déterminismes, ou des choisir de se les réapproprier « librement », c’est-à-dire après mure réflexion, dans une adhésion volontaire et non plus spontanée et irréfléchie.

Questionner les préjugés

Sur base de cela, il est possible de poursuivre en questionnant, par exemple, les rôles sexués, en soumettant aux élèves une liste de comportements, de traits de caractère, de métiers, etc. et en leur demandant de les classer dans un premier temps selon le critère masculin/féminin/neutre, et ensuite selon le critère naturel/culturel. Ceci afin de faire émerger des questions du type : si conduire un tracteur est jugé plutôt masculin, est-ce naturel ou culturel ? Si la coquetterie est jugée plutôt féminine, est-ce naturel ou culturel ?
Le but, à ce stade, est de questionner les préjugés, mais aussi l’ensemble des conditionnements qui font que certaines choses peuvent nous sembler naturelles alors qu’elles ne sont « que » culturelles.
Bien plus que les thèmes abordés, la spécificité du cours de morale réside donc dans sa démarche, résolument questionnante. L’objectif premier d’un tel cours n’est pas, en effet, d’augmenter les connaissances des élèves, mais de former de futurs adultes capables de penser, et ce dans une perspective orientée vers l’action. La transmission d’informations factuelles ne vaut donc jamais pour elle-même dans un cours de morale, il ne s’agit jamais de « savoir pour savoir », mais de savoir pour penser, et de penser pour agir. C’est bien en ce sens que l’on peut parler, s’agissant du cours de morale, de « cours engagé » : engagé bien sûr en ce qu’il propose une approche adogmatique et libre exaministe, mais aussi en ce que sa finalité est de déboucher sur un engagement.

Ni café de commerce, ni endoctrinement

Deux écueils majeurs guettent à ce stade la leçon de morale. Le premier consis-terait à faire de la leçon une sympathique discussion de café du commerce, où chacun brandirait ses opinions sans que la discussion se solde par autre chose que par au mieux, le constat d’un désaccord, au pire un pugilat généralisé. Le second consisterait à réintroduire par la fenêtre un dogmatisme qu’on avait pourtant chassé par la porte, l’enseignant tentant à toute force, et de manière plus ou moins adroite, de faire partager sa propre opinion sur la question.
C’est pour éviter ces deux écueils qu’il est primordial de former les élèves à la discussion argumentée – et d’y être soi-même formé (2) ! – afin de quitter au plus vite la sphère de la doxa – simple opinion, représentation initiale non réfléchie, faite de préjugés non soumis à l’examen rationnel – pour arriver à un véritable échange lors duquel comptera seule la force du meilleur argument. Cet échange exige en réalité des compétences complexes, puisqu’il nécessite que chacun soit capable non seulement d’écouter l’autre, mais aussi de reconsidérer son jugement à l’aune de faits ou d’arguments nouveaux, sans qu’aucun argument d’autorité ne puisse clore la discussion. Cela implique aussi d’accepter que si les personnes doivent être respectées, les idées, quant à elles, peuvent être libre-ment débattues, aucune n’étant déclarée par avance intouchable, taboue ou simplement définitivement tranchée.
Par essence adogmatique, la leçon de morale ne saurait déboucher systématiquement sur un consensus. Et bien des débats argumentés se solderont par un désaccord étayé, qu’il conviendra de ne pas masquer sous un unanimisme de façade. Les questions abordées au cours de morale, en effet, sont par définition des questions éthiques, dans lesquelles les valeurs individuelles de chacun auront une influence déterminante.
Pour autant tous les arguments ne sont-ils pas recevables, non pas du fait d’un quelconque dogmatisme du cours ou de l’enseignant, mais parce qu’ils ne résistent tout simplement pas à l’analyse ? Bien plus qu’apprendre que penser, il s’agira donc d’apprendre à penser en mettant ses opinions spontanées à l’épreuve des faits et des arguments contraires.

Nadia GEERTS
Article publié dans TRACeS de ChanGements n°209 – janvier/février 2013

Photo : Thomas CHABLE

(1) Il est possible de partir d’un extrait du film « Antz » de E. DARNELL et T. JOHNSON.
(2) C’est en cela qu’une formation à la philosophie est indispensable. Le livre de M. TOZZI, « Penser par soi-même » propose également des outils et exercices permettant de se familiariser avec la pensée rationnelle.

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