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15 octobre 2014

Les cours d’alpha concentrent un public avec qui l’école a raté quelque chose et aussi un public qui n’a pas pu aller à l’école. Quels usages de l’écrit leur offre-t-on?

Quand j’ai commencé à travailler en Alpha, c’était avec des personnes francophones qui étaient allées à l’école en Belgique. Beaucoup d’entre elles venaient de l’enseignement spécial, et ce n’était pas une fierté. Ces personnes avaient besoin qu’on reconnaisse qu’elles avaient été blessées par l’école, qu’enfants, elles s’étaient senties mises de côté… même si bien sûr, tout n’est pas de la seule faute de l’école : si tu es illettré, en Belgique, c’est que tu as eu un parcours de vie difficile. Il n’y avait en tout cas aucune personne pour qui l’école avait été un lieu où elle s’était sentie reconnue, où, comme enfant, elle s’y était retrouvée. La plupart du temps, l’école avait été l’endroit où on leur avait long temps et longuement expliqué aux uns et aux autres qu’ils n’étaient pas capables.

En Alpha, on ne peut pas passer sous silence tout ce vécu par rapport à l’école. Durant les années nonante, ces personnes franco phones, avec qui l’école avait donc raté quelque chose, ont petit à petit disparu des cours d’alpha. Cette disparition des publics francophones est due, entre autres, à l’arrivée d’un autre public au sein des formations. Les vagues d’immigration se sont rapprochées. Des personnes qui ne parlaient pas (ou très peu) le français sont arrivées dans les centres d’alphabétisation. Eux aussi étaient analphabètes, mais en plus, ils devaient apprendre une autre langue. L’école n’avait dans ce cas rien raté, tous ces hommes et ces femmes n’avaient simplement pas pu y aller ou très peu. Celui qui ne parle pas le français est plus visible que celui qui le lit ou l’écrit mal. Les services sociaux envoient plus facilement en Alpha, les personnes qui parlent difficilement le français.

Des rapports à l’école et à l’écrit très différents

Mixer ces publics était difficile, car les problématiques des gens qui ne parlent pas le français ne sont pas les mêmes que celles des gens dont c’est la langue maternelle. Pour les uns, il s’agit d’abord d’apprendre à parler alors que pour les francophones, ce n’est pas nécessaire.

Et puis, il y avait le regard des uns sur les autres : quand tu n’es pas allé à l’école parce que dans ton pays ce n’était pas possible, tu ne peux pas comprendre qu’il y en ait qui y soient allés et qui ne sachent ni lire ni écrire… Pour les uns, venir à l’école, c’était une chance, un rêve qui se réalise. Pour d’autres, c’était se rassoir à un endroit qui fait mal, qui a laissé des traces. Comment mettre ensemble des gens qui ont des rapports si différents à l’école ?

À Verviers et à Liège, un travail a été réalisé pour aller chercher ces gens qui avaient fait leur scolarité en Belgique mais qui étaient analphabètes, et pour leur ouvrir des cours de français. Car s’ils avaient déserté les cours d’alpha, on savait qu’ils n’avaient pas pour autant disparu. Ces participants se sont mis ensemble et sont allés en chercher d’autres, car, mieux que personne, ils savaient les amener à venir. Après, ils sont même allés dans les écoles pour parler de leur problématique et alerter les jeunes (1).

En parallèle de ces cours, il y avait des projets communs à ces groupes qui parlent français et à d’autres
groupes en Alpha, mais sur d’autres sujets que l’apprentissage technique de la langue, via des ateliers collectifs. Mettre ensemble des publics différents en atelier ce n’est pas problématique, car le sujet n’est pas la langue, tu travailles un sujet en passant par la langue. Ce n’est pas la même chose. En atelier, on n’est pas sur l’apprentissage de la langue, mais sur son usage.

Je suis convaincue que la manière dont on travaille est liée à notre propre histoire. Je viens d’un milieu ou
on ne lisait ni n’écrivait vraiment. Mes parents n’étaient pas illettrés, mais ils étaient dans un rapport fonctionnel à la langue. Très petite, je me souviens que j’allais à la bibliothèque toute seule. La littérature était pour moi un univers important et qui continue à l’être. Quand j’ai commencé à travailler avec des personnes illettrées, ça tombait sous le sens qu’il y avait à travailler les multiples usages de la langue. Pour moi, l’usage fonctionnel (lire des recettes, remplir des papiers) n’était pas l’usage le plus intéressant de la langue. On en a besoin, mais c’est assez répétitif. Je ne pense pas que ce soit cet usage-là qui donne le gout de lire et d’écrire une langue.

Chercher comment faire

Après mes études d’institutrice, j’ai continué à me former. Et, avec les Neumeyer (2), j’ai découvert comment mettre des adultes en situation d’écriture où ils allaient expliquer quelque chose qui était essentiel pour eux. Comment passer de l’exercice d’écriture à l’écriture ?

Au début, j’allais au marché du midi puis on écrivait, les gens étaient fiers, mais où va-t-on avec ça ? J’ai cherché, dans la suite, à créer des ateliers d’écriture. Le pivot des cours s’est alors organisé à partir des
ateliers d’écriture, parfois plus littéraires, ou plus réflexifs, avec de multiples manières d’écrire pour toujours faire trace de sa pensée d’une manière ou d’une autre.

Tous les apprentissages étaient articulés autour de ces ateliers, mais pendant l’atelier on ne se souciait pas de l’orthographe. Par contre, 15 jours plus tard, on revenait sur les écrits, on faisait de l’autocorrection, on voyait les problèmes de langue. Ces apprentissages étaient fondamentaux. Cela n’empêchait pas non plus de s’arrêter sur les problèmes des gens avec des papiers à remplir. On s’y intéressait aussi, mais il n’y avait pas que ça.

Pour expliquer les manières de travailler aux participants, je compare avec l’apprentissage de la conduite
automobile. À l’atelier, on y va, comme quand on roule. Et à d’autres moments, on explore le code, on structure l’expérience.

Savoir ce qu’on fait

Je pense aussi que c’est essentiel de travailler avec des textes d’auteurs y compris avec des gens qui ne possèdent pas bien la langue française. Il y a, là, des choses qui se passent. Plusieurs lectures consécutives, à haute voix, permettent à tous d’entrer dans le texte.

Une première pour la musique de la langue. Une deuxième où l’on peut m’arrêter à tous les mots et on se les explique ensemble. Si aucun des participants n’a compris, j’explique le mot. À la troisième lecture, on peut encore m’arrêter pour travailler la compréhension du texte et ses articulations. Pendant la dernière, on ne m’arrête plus. Et juste après, je demande aux participants quel effet ce texte leur fait.

La personne qui comprend le moins est très importante pour le groupe quand on travaille en collectif. Car
quand elle n’a pas compris, ça se voit ou elle le dit, et ça aide ceux qui n’ont pas compris, mais qui ne le disent pas.

Le vocabulaire de l’auteur permet au lecteur d’être en lien avec le texte. On a quelque chose en soi à raconter et le texte va rebondir quelque part. Et on va réagir. Ça, ça se passe déjà quand on explique les mots. Ce sont des mots que les gens n’avaient pas pour dire les choses. C’est un moment extraordinaire, car c’est à la fois l’usage du mot qui reflète une part de la réalité, et sans ce mot, cette part de réalité n’apparait pas.

Lors de l’atelier on garde trace des mots appris sur « La grande feuille des nouveaux mots » pour les
retravailler dans les temps de structuration. Le mot « crainte » va permettre de travailler sur les niveaux de peur. Une des participantes s’est rendu compte qu’elle confondait le mot « pour » avec
le mot « peur »… Tout était brouillé depuis des années.

C’est aussi important d’apprendre des textes par cœur parce que cela te donne la musique de la langue et que tu acquiers des structures de phrases. Lors d’un atelier, les participants avaient dû mémoriser un extrait d’un texte de Koltès (3). Puis, on était allés au théâtre où se jouait le texte. Au moment où le comédien est arrivé au passage qu’on avait étudié, les douze personnes ont dit le texte en même temps que lui. Quand tu amènes un texte littéraire, tu amènes quelque chose de plus qu’il n’y a pas dans les textes faits par le groupe qui apprend avec la méthode naturelle c’est-à-dire à partir des récits de son quotidien.

Travailler en épaisseur

J’ai aussi travaillé en liant le travail plastique et les ateliers d’écriture (4). C’est un travail en couche. Chaque consigne est reliée à l’atelier, l’atelier à un projet et aussi à une philosophie de travail. Il faut être clair avec les participants qui s’engagent dans le projet. On ne va pas apprendre à lire et à écrire, mais on va utiliser la lecture l’écriture et la parole. Par l’atelier, on va faire usage de la langue.

Paroles de Karyne Wattiaux recueillies par Sandrine Dochain
Article publié dans TRACeS de ChanGements n°216, dossier « Qu’est-ce que l’école rate ? » (mai & juin 2014)

(1) Lire les articles « L’illettrisme : osons en parler », « Sensibiliser sur les marchés » et « SoLid’Es, un groupe qui veut faire passer un message » dans le journal de l’alpha, N°153, téléchargeable sur le site http://ick.li/YWsss1
(2) Lire les livres d’Odette et Michel Neumayer « Pratiquer le dialogue arts plastiques-écriture », « Animer un atelier d’écriture », « 15 ateliers pour une culture de paix ».
(3) B.-M. Koltès « La nuit juste avant les forets », Les Éditions de Minuit, 1988.
(4) Lire « Par-delà les coins » et « Il est comment ton Bruxelles ? » dans le journal de l’alpha, N°183 téléchargeable sur le site http://
ick.li/6EQkLy
et deux livres de K. Wattiaux, « Et chez vous, c’est comment ? » et « Ton Bruxelles, il
est comment ? », Édition Lire et Écrire, 2013.

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