La progression plutôt que les chiffresReportages

20 septembre 2016

A Bruxelles, dans un quartier populaire en pleine mutation, une jeune école d’enseignement secondaire fait ses preuves. Pour donner plus de sens aux apprentissages, l’Athénée Marguerite Yourcenar a choisi la pédagogie active. Un défi qui bouscule les habitudes scolaires et ébranle les barrières sociales.

Quartier maritime de Bruxelles, non loin du canal. A deux pas, le site de Tour et Taxis accueille des événements culturels, des entreprises, ainsi que l’administration régionale en charge de l’environnement. De nouveaux immeubles se dressent, sous la danse incessante des grues. Des bars branchés tentent une incursion. Quelques projets citoyens émergent timidement. Au nom de la « revalorisation », ce quartier populaire est en pleine mutation. Ici, s’immisce la « gentrification », un mot ronflant pour signifier qu’un quartier pauvre se fait petit à petit grignoter par l’embourgeoisement.

Laboratoire de pédagogie active

Au détour d’une rue encore marquée par l’activité portuaire de l’endroit, de hautes grilles laissent entrevoir des jeunes dans une cour de récréation. Au milieu, un bâtiment, massif, carré : l’ancienne école de la Batellerie. C’est là que s’est installée, en 2012 et à l’initiative de la Ville de Bruxelles, une nouvelle école secondaire, l’Athénée Marguerite Yourcenar. Insoupçonnable : entre les murs bien droits de cet ancien internat, se nichent de véritables laboratoires de pédagogie active. Ici, on apporte du sens aux apprentissages. Et les élèves en sont les acteurs : ils observent, questionnent, expérimentent, cherchent les outils pour comprendre par eux-mêmes… Le prof accompagne, cadre, rassure, précise… Le savoir ne se « donne » pas, il se « construit ensemble ».

« L’élève est au centre de l’apprentissage, souligne Célia Rorive, conseillère pédagogique de l’école. Par rapport à l’enseignement plus conventionnel, c’est une véritable torsion, car cela demande de gratter là où on ne connaît pas. » Une torsion pour les enseignants, qui se sont formés à ces nouvelles pratiques pédagogiques et s’y investissent pleinement (souvent au-delà de leurs heures). Une découverte, souvent, pour les élèves et les parents aussi : ces jeunes, parfois issus de milieux précarisés, fréquentent l’Athénée non pas pour sa pédagogie active, mais parce que c’est l’école du quartier, tout simplement. Une révolution, enfin, pour la Ville qui, en optant pour la première fois pour les pédagogies nouvelles, ose s’aventurer – quelque peu et avec prudence – hors des sentiers battus de l’enseignement.

Apprendre du quartier, dans le quartier
Dans le cadre du cours de technologie, des élèves de l’Athénée Marguerite Yourcenar sont partis à la découverte du quartier. De leur quartier. Un parcours à la fois archéologique, à la recherche des traces des anciennes activités, et visionnaire, pour imaginer l’avenir de ces pavés, rues, bâtis actuels et en devenir. L’occasion pour les jeunes d’effectuer des recherches, rassembler et confronter des idées, imaginer et réaliser des maquettes. De participer à une croisière guidée sur le canal aussi. Ce projet, Mariam, Sarah et Lina le reportent dans le journal de l’école : « Notre quartier va subir un changement. Tout va être rénové ou modifié. Ce sujet nous touche de très près car il s’agit du quartier dans lequel nous sommes tous les jours. » La matière a été vue et les compétences atteintes, mais autrement. L’ancrage au quartier a certainement contribué à donner du sens à l’exercice.

Evaluer la progression

Parmi les particularités de l’Athénée Marguerite Yourcenar, le système d’évaluation des élèves. Le bulletin s’appelle ici « carnet de progression ». Il n’affiche pas des notes, mais des « appréciations du degré d’acquisition ». Une évaluation continue qui suscite de nombreuses interrogations de la part des parents. Parce qu’un bulletin sans points, ça déstabilise… « surtout dans une société où tout est chiffré, souligne Célia Rorive. Nous considérons qu’il faut laisser le temps à l’élève pour se construire et s’épanouir. L’erreur est une chance et permet de rebondir. » Un carnet de progression atypique qu’il faut prendre le temps d’expliquer aux élèves et aux parents, dont certains ne parlent pas ou peu français. « Nous essayons d’avoir des traducteurs, majoritairement arabes, lors des réunions de parents pour faciliter la communication »

Ici, on essaie aussi d’éviter le redoublement. Et les sanctions sont avant tout réparatrices. Elles font davantage place à la discussion. « Le fait de parler et de se poser des questions par rapport à ses actes, c’est sanctionnant », poursuit la conseillère pédagogique. Contrairement aux idées reçues, la pédagogie active est loin d’être synonyme d’anomie. « Tout est très cadré et ce cadre est clairement défini. La richesse, c’est qu’à l’intérieur de ce cadre, tout est possible. »

Cultiver la parole

Vivement encouragés par la pédagogie active, les lieux de parole sont multiples à l’athénée. Le « Quoi de neuf ? » en classe est encouragé, il permet aux élèves de déposer (ou non) un mot, une émotion. Tous les quinze jours, en classe toujours, une heure d’emploi du temps des élèves est consacrée au Conseil Citoyen Coopératif. Au cours de cette réunion, les élèves endossent des fonctions : président, secrétaire, modérateur, gestionnaire du temps… Ce moment permet de régler divers aspects du quotidien, suivre les projets, faire le point sur le travail individuel et de groupe. Apaiser les tensions et les doutes parfois aussi.

Deux fois par an, se tient le Conseil d’école, qui réunit l’ensemble des classes. Les élèves y présentent les différents projets en cours, font des propositions, pointent ce qui va bien ou moins bien. Ils expérimentent alors la démocratie à leur échelle, via des tours de parole, des votes, des prises de notes… A nouveau, la discussion est au cœur du processus. « Tous les avis comptent, souligne Célia Rorive. Ne pas être d’accord est une chose, mais on est dans un groupe, donc tout le monde doit être entendu. » Tout cela est nouveau pour ces jeunes qui n’ont pas toujours voix au chapitre, à l’école comme à la maison.

Pour donner du cadre à tout cela, l’AMY dispose d’une charte commune à toute l’école, présentant 5 droits qui comportent des devoirs. « Cette charte est illustrée en début d’année ou fait l’objet d’une création de façon à ce que ces droits soient parfaitement compris. »

Travailler l’autonomie en autonomie
A l’Athénée Marguerite Yourcenar, les élèves du premier degré bénéficient chaque semaine d’au moins deux heures de « travail autonome » lors des cours de sciences, math, français et néerlandais. En pratique, il s’agit d’un moment où les élèves avancent à leur rythme, selon l’ordre de priorité qui leur convient, dans la réalisation de tâches proposées par leurs professeurs. Ces tâches peuvent consister en la réalisation d’exercices avec fichiers d’auto-correction, mais aussi en la lecture d’ouvrages plus spécifiques, en la création de textes libres, de supports artistiques, etc. « En établissant leur propre plan de travail et en s’autoévaluant, les élèves apprennent à mieux s’organiser et à être autonomes », explique Célia Rorive, conseillère pédagogique.

Collaborer et se mettre en projet

La pédagogie active invite à la collaboration. Entre les élèves, au cours des apprentissages invitant à effectuer des recherches, des analyses, des synthèses en groupe. Entre les élèves et le prof également, puisque la matière n’est plus platement transmise mais découverte ensemble. « Les élèves prennent conscience que le prof est un être humain », partage la conseillère pédagogique en souriant. A l’Athénée Marguerite Yourcenar, on cultive aussi la solidarité. Un système de tutorat permet aux plus jeunes élèves (les « alphas ») d’être aidés par des plus âgés (les « omégas »), pour mieux comprendre certaines matières par exemple. Les enseignants profitent des heures de « travail autonome » (lire encadré) pour venir en aide aux élèves en plus grande difficulté.

Autres outils intéressants pratiqués dans l’école chaque année : une semaine d’atelier interdisciplinaire « l’AMY’se en œuvre » au cours de laquelle les classes se mettent en projet autour d’un thème (en 2015-2016 : l’imaginaire ; en 2016-2017 : comment vivre ensemble tout en cultivant la différence ?). Ou encore des heures « d’ateliers pratiques verticaux » qui ponctuent l’année, pour mettre la main à la pâte entre élèves de différentes classes, d’âge différents (en 2014-2015 : réalisation d’un album photo, construction de boites pour faire le tri des déchets…). Autant d’occasions de sortir la tête des cahiers et de se mettre concrètement en projet, avec une vision moins cloisonnée, plus globale.

Aucune ombre au tableau ?

Mettre en place une école à pédagogie active dans un système scolaire habituellement plus classique, bousculer les habitudes pour que l’élève soit davantage acteur de ses apprentissages… Tout cela ne se fait pas en un claquement de doigts. D’autant plus que certaines contraintes, de temps, de grilles horaires, de programmes à suivre, restent évidemment applicables et appliquées. « Tout changer, c’est compliqué et ça fait peur, conclut Célia Rorive. Difficile de lâcher ce qu’on connaît, de sombrer dans l’inconnu… Alors, on avance pas à pas, par petites touches. C’est très énergivore et cela demande beaucoup d’investissement de la part de l’équipe éducative, mais c’est passionnant ! »

En faisant vivre les pédagogies nouvelles à des publics qui n’y ont pas toujours accès, en touchant subtilement aussi les non-initiés, l’Athénée Marguerite Yourcenar et son équipe ébranlent sans aucun doute les barrières sociales. Et rien que ça, c’est une sacrée réussite !

Céline Teret

En savoir plus :
Athénée Marguerite Yourcenar – 02 421 42 40 – www.amyourcenar.be

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