Où participer ?Clés pour comprendre

5 décembre 2016

Ce qui semble faire défaut aujourd’hui ce sont des lieux un peu protégés des questions idiotes. « Qu’est-ce que vous voulez ? », demandent sans cesse les dominants d’aujourd’hui, c’est généreux, simplement les réponses sont toujours mal formulées. Du coup ils proposent d’apprendre à bien formuler les réponses… c’est encore plus généreux ! Mais il vaudrait peut-être mieux répondre « Non, merci, sans façon ».

Il y a un peu plus d’un siècle, un gros militaire précédait le Tsar lors de ses déplacements. Il faisait signe à la foule, il agitait son bras, répétant mécaniquement le même geste : il posait sa main sur sa tête et l’enlevait. Il signifiait ainsi à la foule d’enlever son chapeau au passage des puissants. Cet imbécile était une sorte de travailleur social, il leur demandait de participer. Et il avait bien besoin que les gens participent. Pour fabriquer un Tsar il faut, entre autres choses, un peuple qui enlève le chapeau à son passage (1).
Cent ans plus tard « participer » c’est bien, faire que les gens « participent » c’est bien, etc. Comme souvent, le temps de dire « oui, mais… », on est déjà passé à autre chose. Puis, on n’ira pas dire qu’il faut que les gens ne participent pas. Il faudrait être cohérent n’est-ce pas ? Si on veut de la démocratie, si on veut que le pouvoir soit moins autoritaire… il faut intégrer d’autres avis. Si on veut que d’autres avis soient pris en compte, il faut qu’ils puissent être formulés là où ils peuvent être pris en compte, transmis dans les sphères où les décisions sont prises. Pourtant les pouvoirs autoritaires veulent aussi que les gens participent… Sans rentrer dans des querelles de sémiologues, participer veut dire des choses différentes. Ou, beaucoup plus important, participer recouvre des pratiques et des dynamiques historiques très différentes.

1974

Un exemple parmi d’autres… Voici comment, en 1974, Gilles Marsolais, critique de cinéma québécois, décrivait la participation dans l’expérimentation du cinéma direct: « De la part de Jean Rouch, oser faire un cinéma fondé sur la « participation », c’était s’élever contre des mythes solidement établis : a) contre la position janséniste de l’institut de Göttingen, interdisant la participation du cinéaste pour que la camera « objective » n’enregistre que des faits bruts. Cette conception limite au domaine de la technologie la participation de l’ethnographe-cinéaste (…) le cinéaste ethnographe doit connaître le scenario culturel de la cérémonie qu’il veut filmer et repérer les lieux où les événements les plus marquants se dérouleront. Ainsi il pourra effectuer un premier montage pendant le tournage-même, puis lors du montage final, estimer à sa juste valeur un événement et le bien situer par rapport aux autres faits observés, dans la structure globale du film » (2).

En 1974, participer c’est aller sur place, en s’annonçant, regarder et surtout comprendre une problématique singulière de l’intérieur. Cette position située implique qu’il n’est pas possible de s’abriter dans la technique, qu’il n’est pas légitime d’affirmer qu’on ne fait que son métier en professionnel. Effectuer un premier montage lors du tournage… il n’y a pas un moment pour recueillir des informations et ensuite les traiter. La manière de recueillir les informations est déjà un choix de traitement. Les « faits bruts » n’existent pas, il n’y a pas de séparation entre la manière de produire les informations et le moment de les traiter. Par exemple, dans Les maîtres fous (3) Rouch filme une cérémonie de possession, qui est la manière de penser le colonialisme et ses suites néocoloniales par la secte Hauka au Ghana. Ce rituel est traité comme un ensemble, il ne constitue pas une donnée dont le sens serait produit ou interprété ailleurs, dans un deuxième temps. Le rituel est la manière de participer de cette secte et l’objet du film est de présenter cette pensée en acte dans le rituel, d’où l’appellation de cinéma direct, sans médiation.

Pour s’exprimer en tant que cinéaste, pour dire quelque chose, Rouch allait chercher là où un savoir sur la société était fabriqué. C’est un mouvement centrifuge, fuir la centralité, fuir les positions dominantes depuis lesquelles il n’y a rien à dire, rien à expérimenter, rien à chercher si ce n’est le confort. Participer c’est, quelle que soit sa place de départ, devenir soi-même minoritaire, partir à l’aventure. Devenir minoritaire à la fois dans le propos énoncé et dans la forme. Lors de la sortie des Maîtres fous (le film a été très mal accueilli dans un premier temps), on n’a pas reproché à Rouch une prise de position anticolonialiste, on lui a reproché de critiquer le colonialisme et ses suites à partir d’une cérémonie de possession. C’est loin d’être un détail. On aurait accepté sans problème qu’il critique le colonialisme à partir d’un savoir socio-économique occidental. Mais nier l’universalité de ce savoir, le ridiculiser dans sa volonté hégémonique, impliquait de rentrer dans une autre histoire, où il était vraiment question de la possibilité d’une participation des Hauka d’égal à égal.

1980

Quelques années plus tard, dans les années 1980, lors de cette période que Felix Guattari appellera Les années d’hiver, il y aura un renversement massif. Désormais participer est plutôt un mouvement centripète (qui tend à rapprocher du centre), chercher une place pas trop éloignée de la norme, demander à cette norme d’être plus tolérante avec ceux qui font des efforts pour s’en rapprocher. On propose désormais aux ouvriers de participer à l’entreprise, par un intéressement aux résultats économiques par exemple. Participer se rapproche plus de la question néolibérale (4) de « l’égalité de chances » : la concurrence doit être la plus étendue possible. On reconnaît que les travailleurs ont des savoirs utiles, mais ces savoirs sont dépolitisés, ils ne mènent plus vers l’autogestion mais fonctionnent comme un Capital Humain. Participer n’est plus une joie, devient un effort que les minoritaires doivent réaliser. Effort d’activation non facultatif, parce que désormais les marginaux sont un coût en terme de capital humain pour la société entière.
Alors prendre la parole n’est plus un acte de libération, mais une compétence transversale exigée depuis l’école maternelle jusqu’à la maison de retraite, en passant par l’assurance chômage ou l’entreprise. « Parlez ! », et « Faites parler », le bavardage permanent est une des modalités que prend le pouvoir.

« On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise « Qu’est-ce que tu as ? Exprime-toi…», et l’homme sans que la femme…, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit de ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit. Ce dont on crève actuellement, ce n’est pas du brouillage, c’est des propositions qui n’ont aucun intérêt » (5).

Ce texte de Deleuze date déjà de 1985. Des choses ont changé depuis mais, en même temps, beaucoup d’idées qu’on nous présente comme des trouvailles y étaient déjà.
En tout cas peut-être que cette idée simple, arrêter de demander en permanence « Qu’est ce que tu as ? » est à retenir. Permettre aux gens de s’exprimer paraît politiquement quelque chose de très intéressant, voire d’indispensable. Pourtant, déjà dans le fait de permettre, d’accorder ceci comme droit, ou d’une certaine manière comme un devoir, il y a quelque chose d’un peu suspect.

Participer consiste de plus en plus à parler, répondre à des questions, à fournir des informations qui seront traitées par ailleurs, depuis un autre point de vue : objectivées. Objectiver tout en permanence pour qu’aucun sujet n’émerge. Regarder tout avec un savoir abstrait, pour qu’aucun savoir pratique sur le pouvoir ne se développe. La participation est de plus en plus transitive (par opposition au direct dont on parlait dans le paragraphe précédent). Parler aux instances du pouvoir à travers toutes sortes de concertations participatives, dont le rôle principal est la mise en forme de ce qui est dit. Mise en forme en terme de langage, de temporalité, de représentativité des acteurs, de mode de financement, de délais d’implémentation, etc. Bref un cadre qui fait en sorte qu’il n’y ait pas trop de place pour des cérémonies de possession Hauka dans les parages, et qui par ailleurs se propose de traduire, si besoin, ces éventuelles cérémonies en langage administratif.

Aujourd’hui

En ce sens, peut-être qu’aujourd’hui, plutôt que des lieux d’expression, il faudrait des lieux de recherche, qui décideraient eux-mêmes s’il faut à un moment donné parler, comment le faire et à qui s’adresser, mais aussi qui décideraient de ne pas s’ouvrir si cela n’est pas nécessaire, si l’ouverture n’aide pas ou même nuit à la recherche. Des lieux où on peut rester en silence éventuellement, mais surtout des lieux où il n’est pas indispensable d’avoir un projet. Du moins dans la version actuelle de projet, où il y a une mise en forme : des dossiers, une gestion extérieure de la temporalité, la recherche d’un public cible, un style de publicité, un cadre, une manière utilitariste d’évaluer les choses.
Des lieux pour travailler ses propres questions à sa manière. Des lieux ou le lieu-même, comme l’ensemble du cadre de la recherche, font partie de la recherche.

Participer, ne veut pas dire grand chose, on participe toujours… d’une manière ou d’une autre. Ce qui change est le type de savoir que l’on prend en compte dans chaque cas et ce que peut chacun de ces types de savoir. Par exemple : l’une des principales contraintes qui sont posées par les pouvoirs publics est celle de déterminer des « publics cibles » pour chaque subside, c’est loin d’être anodin parce qu’on dessine les acteurs sociaux suivant le savoir des gestionnaires.
Il est par ailleurs significatif que travailler avec des publics cibles est relativement admis, alors que n’importe quel travail en groupe « non mixte » soulève des vagues d’indignation. La différence entre les deux est que dans le premier cas c’est le pouvoir qui choisit selon ses critères. Tandis que dans le cas des groupes de non-mixité, il est question de ce qui n’est pas représenté, de ce qui n’est pas représentable. Il s’agit ici de frontières internes à notre société que le pouvoir ne veut pas voir, et des points de vue minoritaires qui peuvent produire des savoirs sur le fonctionnement du pouvoir.

Plutôt que des lieux qui posent un cadre propice à la représentation, des lieux pour les questions qui nous inquiètent. Et la fabrication de savoirs qui nous soient utiles pour ces questions.

Mais la question ne peut pas être revenir à la « bonne » définition, ni même, d’ailleurs, revenir à quoi que ce soit. Pour que les choses soient comme en 1974, il faudrait que l’ensemble du monde soit comme en 1974. La question est plutôt comment politiser les lieux aujourd’hui ? Comment introduire des questions minoritaires ? Comment travailler ces questions-là ? Qui et comment se définit le cadre ? Ou dit autrement : qui et comment se posent les questions ? Même le nom de ces lieux devraient peut-être rester un peu vague pour le moment. Laisser ces lieux trouver chacun leur nom, les faire moins repérables. Deleuze parle de lieux de silence, ça a au mois l’avantage d’être simple, c’est juste une question, ce n’est pas un programme.

Guillermo Kozlowski, CFS asbl (Université Populaire)
Article publié dans Bruxelles en mouvements n°283, juillet/août 2016, la magazine d’IEB

Photo : Le procès, d’après l’oeuvre de F. Kafka, film d’Orson Welles, 1962

[1] Cette scène a été filmée par Alexandre Medvedkine, elle est reprise au début de Le Tombeau d’Alexandre de Chris Marker (1992).
[2] Marsolais Gilles, L’aventure du cinéma direct, Éditions Seghers, 1974, p.173.
[3] Le film est facilement trouvable sur internet.
[4] On retrouve cette idée notamment chez le prix Nobel d’économie Theodore Schultz, dans son célèbre article de 1961 « Investment in Human Capital », The American Economic Review Vol. 51, No. 1 (Mar., 1961), pp. 1-17.
[5] Deleuze, Gilles. « Les intercesseurs », L’Autre Journal n°8 octobre 1985. Repris dans Pourparlers, Éditions de Minuit, 1990, pp. 165-184.

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