Pour faire émerger des SEL vraiment solidairesClés pour comprendre

31 janvier 2017

Les systèmes d’échange locaux (SEL) sont un formidable outil pour se procurer des services à moindre coût et recréer du lien. Malheureusement, les SEL sont aussi surtout un outil de la classe moyenne. Inventer un réseau d’échange de services vraiment ouvert à tous, c’est ce que les porteurs du projet SELIDAIRE [1] ont imaginé. Un projet pilote, démarré en juillet 2013, constitue l’étude de faisabilité de la mise sur pied d’un projet solidaire incluant les publics habituellement exclus des réseaux citoyens. Le GRAIN revient sur les ambitions de ce projet avec son initiatrice, Farida Boujraf [2].

Qu’est-ce qu’un SEL ?
Les systèmes d’échange locaux (ou SEL) sont des systèmes d’échange de produits ou de services qui se font au sein d’un groupe local fermé. Le SEL permet à tout individu d’y échanger des compétences, des savoir-faire et des produits avec les autres membres du groupe. Pour comptabiliser les échanges, le SEL crée sa propre monnaie, le plus souvent basée sur le temps, qui ré-équilibre la valorisation des compétences de chacun (1 heure = 1 heure). L’intérêt fondamental d’un SEL est de favoriser le développement d’une économie solidaire et locale et de permettre ainsi de sortir de l’isolement, de la précarité, de bénéficier d’un réseau d’entraide et de prendre conscience de ce que l’on a à offrir à d’autres personnes (requalification).[3]

Quelles ont été vos motivations et votre démarche dans le cadre de cette recherche-action autour de la notion de système d’échange local (SEL)?

Ce qui m’intéresse fondamentalement, au-delà de la recherche-action que nous avons menée et sur laquelle nous reviendrons, c’est la question du pouvoir d’achat, du pouvoir d’action et du pouvoir démocratique de chacun… Aujourd’hui, ils sont mis à mal. Dans ma soif de justice et de justesse, je cherche à reconquérir des degrés de libertés et je me pose des questions pour savoir comment faire en sorte que chaque individu soit égal à chaque individu, en droit, mais aussi en outils pour faire valoir ses droits.

Tout est parti aussi de mon expérience personnelle. J’ai fait longtemps partie d’un SEL grâce auquel j’ai appris beaucoup de choses et créé du réseau. Par ailleurs ma mère est vieillissante, elle habite loin de chez moi et j’ai du mal à aller la voir assez régulièrement pour l’assister administrativement sachant qu’elle est analphabète. Je voulais l’inscrire à un SEL, puisque moi-même j’en avais tiré avantage. Je lui en ai parlé, et j’ai bien vu qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas.

La « digitalisation du service », tel qu’il se concrétise dans un SEL, est inaccessible pour elle. Si on avait affaire à une association où les gens se retrouvent, en sachant qu’ils sont membres d’un même club, où chacun serait invité à échanger aussi sur une base informelle, interpersonnelle, alors ça deviendrait possible… Je pense qu’elle n’est pas seule dans ce cas et que beaucoup de gens se disent : « Mais est-ce que je peux aller là sans prendre de risque ? », « Est-ce qu’ils vont me faire confiance ou pas ? »

Et les membres du SEL, de leur côté, je vois bien que, en tout cas pour certains, ils ne sont pas demandeurs d’avoir des membres comme ma mère…

J’avais envie d’objectiver mes impressions, donc j’ai initié le projet de recherche-action au sein de l’ASBL Interstices. Par ailleurs, juste un peu avant, un mémoire[5] était paru, sur lequel nous nous sommes appuyés. Il présentait une analyse de profil des participants aux SEL.

Je me suis demandé si – dans tous ces systèmes de consommation responsable et d’alternatives à cette économie libérale qui s’est imposée à nous et dans laquelle les minorités ne se retrouvent pas – il n’y avait pas quelque chose d’inhérent qui les conduit à simplement reproduire la norme… Comment peut-on la questionner, cette norme ? C’est comme ça que je suis entrée dans le processus de recherche-action : « Qu’est-ce qu’il y a dans le SEL qui, de la façon dont il est structuré, exclut automatiquement les gens dont on pourrait dire qu’ils en sont le public-cible ?» Parce que l’échange de services, sans monnaie, entre personnes, cela devrait concerner les gens qui n’ont pas d’argent…

Les SEL laissent de côté une frange de la population, mais vous mentionnez dans le rapport de recherche qu’il ne vous a pas toujours été facile de désigner cette population ?

L’équipe de recherche s’est demandé quels termes utiliser pour parler du public auquel elle s’intéresse ici. Peut-on parle de public précarisé? Quand on parle des publics qui ont le moins accès au pouvoir d’achat, on utilise des termes qui sont presque de l’ordre du handicap, et ça c’est humiliant pour les gens. Si précarité et pauvreté font référence au pouvoir d’achat ou aux conditions de vie, il faut noter que par ailleurs, quelle que soit sa situation de vie, chacun est riche de compétences.

C’est déjà imposer une norme que de définir le public par un vocabulaire…

Nous nous sommes posé ces questions : Comment va-t-on nommer ces personnes ? C’est difficile… Ce sont « ceux qui ne participent pas à ça ».

Vous dites que les personnes que l’on cherche à impliquer dans les SEL ne rejettent pas le capitalisme, et, finalement, ont envie des produits de consommation courante.

On porte sur eux un idéal, on a une lecture qui veut que les maux de notre société soient liés au capitalisme, mais eux ils voudraient bien consommer et qu’on leur fiche la paix.

Ce n’est pas tant l’argent qui compte que la liberté que l’argent procure… Par ailleurs, la société a un droit de regard constant sur la vie des gens précarisés.

Vous décrivez une espèce de délitement de notre modèle de société ?

L’Etat-providence est devenu déficitaire mais il ne nous donne pas les moyens de prendre le relais de ce qu’il n’arrive plus à gérer. Donc, on est dans le non géré. Du coup il y a des problèmes qui émergent sans trouver de solutions… Les rôles sociaux informels tels que ceux qui étaient remplis à l’époque où la plupart des femmes étaient au foyer ne sont plus possibles avec le diktat de « tout et tous à l’emploi ». On doit consommer du service social structurel qui n’est plus garanti… Alors, on fait comment ?

Le « tout à l’entreprise » est le modèle dominant et certains font comme si nous marchions tous d’un même pas derrière ce modèle. Mais la classe moyenne est en train de se fragiliser, les emplois intermittents se multiplient. Au secours ! Quand est-ce que les citoyens vont se grouper pour reprendre le cap de la solidarité, qui a été perdu de vue dans la navigation collective ?

N’y-a-t-il pas une visée de décroissance, de « consommer moins de biens et de faire plus de liens », dans les SEL ? N’y-a-t-il pas un idéal de cohésion ?

Le fondateur du premier SEL au Canada est un patron dont l’entreprise est tombée en faillite[6]… Il n’a pas voulu laisser ses ouvriers sur la touche. En tant qu’économiste, il a créé un modèle que chacun peut s’approprier de façon différente… Des SEL, il y en a de toutes les sortes.

J’ai connu des SEL avec des cultures communes et des affinités suffisamment fortes pour que ça se passe bien … La base était militante, constituée d’ « intellectuels de gauche ». On s’échangeait des coups de main pour les déménagements, on cuisinait les uns pour les autres lors de fêtes… Je me souviens qu’on a développé ensemble un atelier boulangerie et organisé de nombreuses assemblées…

Aujourd’hui, les bénévoles des SEL rencontrent parfois des difficultés avec leur public, ou plutôt avec les difficultés que vivent ou que renvoient leur public. Ils ne se sentent pas toujours bien outillés pour faire face à des problèmes sociaux ou à la multiculturalité. Par ailleurs, j’ai aussi vu des SEL fonctionner avec des coordinateurs qui ne consultent pas leur base, qui prennent des décisions sans consulter et qui ont refusé de participer à notre recherche-action.

Mais les échanges au sein des SEL sont néanmoins riches, n’est-ce pas ?

Participer à ce genre de réseau permet d’apprendre plein de choses, en informatique, par exemple.

Plus largement, les SEL sont une école de démocratie, on y apprend les processus décisionnels, la prise de parole en public, le respect des règles communes… On se pose des questions comme « Est-ce qu’on peut, d’une fois à l’autre, remettre en question ce qui a été dit à une AG ? » Il n’y a pas une seule bonne réponse… On en débat et on avance ensemble…

Le SEL est un système basé sur des valeurs nobles à l’origine, mais son utilisation se décline selon différentes modalités suivant les individus qui les initient. Il est important d’en tenir compte dans un double intérêt. Si vous souhaitez vous inscrire dans un SEL, sachez qu’il vaut mieux vérifier à qui vous avez affaire. Vous serez moins déçus.

Par ailleurs, si vous tombez sur un SEL qui ne rejoint pas l’idée que vous pouviez vous en faire, sachez qu’il ne faut pas généraliser le fonctionnement d’un SEL à tous les SEL.

Dans un sel, on pratique la pédagogie active à l’âge adulte en quelque sorte…

Tout à fait ! Autour d’un projet collectif où la transmission orale prévaut sur la production des services. L’apprentissage se fait par le contact avec les autres et pas seul derrière son ordinateur… C’est une forme de consommation responsable, car elle nous rend conscients d’une série de processus qu’habituellement nous ne percevons pas…

Ainsi, je me suis retrouvée écrivain public pour une femme, qui, bien que lettrée, avait besoin de quelqu’un pour l’aider à rédiger une lettre à son avocat dans le cadre d’une procédure de divorce où elle était malmenée psychologiquement par son mari. Elle ne savait pas comment formuler les choses… Elle n’allait pas demander cela à ses collègues, parce que c’était trop privé, elle n’allait pas demander cela à sa famille parce qu’elle ne voulait pas les alerter… Si on m’avait dit que j’écrirais dans ce cadre ! Le SEL permet certaines prises de conscience. On comprend mieux la réalité des personnes, leur contexte. Derrière le service il y a une réalité, on met le doigt sur des réalités différentes des nôtres, et c’est riche, cette conscience-là.

Quelle serait la condition pour créer, grâce à un outil comme les SEL, une mixité, une cohésion sociale dont notre société a tant besoin?

Dans la réflexion sur l’action sociale, des associations et des politiques ont régulièrement la volonté réelle de mettre sur pied des projets mais malheureusement, ils ne sont pas toujours suffisamment au pilotage des externalités négatives qui en découlent, notamment à cause du phénomène bien connu de reproduction sociale.

Ma conclusion c’est que, quelque part, le pouvoir d’action et la citoyenneté active restent des sports de riches : il faut soit le pouvoir d’achat, soit du temps, et, de toute façon, des compétences. Si tu as du temps et pas d’argent, tu peux faire partie d’un SEL mais encore faut-il que tu aies les compétences, et l’information. Information, compétences, temps et argent, ce sont les quatre piliers de la citoyenneté économique.

La recherche avait pour but d’objectiver les hypothèses concernant les freins à la participation de tous. Elle visait aussi, via un partenariat avec une école sociale[7], la création de SEL « adaptés », inclusifs. Je trouverais tout à fait riche et intéressant que des étudiants, quelle que soit leur discipline, bénéficient d’une pratique qui a une utilité sociale. Faire un stage, en tant que futur travailleur social, devrait te permettre d’apprendre ce que vit le public, de rencontrer toutes sortes de gens dans un contexte d’échange. Mettre leurs compétences à leur service permettrait de les connaître d’une autre manière, plus active et vivante qu’à l’habitude.

Pour les élèves, ce serait une façon de mettre les mains dans le cambouis. Cela peut susciter des vocations sociales… C’est la fonction de « passeur de SEL » dont nous parlons dans cette étude.

Plus concrètement, je pense que des étudiants pourraient réduire la fracture numérique qui touche un certain public. Beaucoup de gens sont rétifs à l’informatique. Ces étudiants pourraient servir d’interfaces entre les bénéficiaires et les systèmes informatiques qui permettent de gérer les services dans les SEL. Une autre piste avancée dans notre recherche, ce sont des partenariats entre les SEL et des associations. Celles-ci pourraient mettre des ordinateurs à disposition des bénéficiaires. Il y aurait un partage des rôles : la gestion de la personne et de sa problématique se ferait au sein de l’association mais l’échange de services se ferait grâce au SEL, ce qui constituerait une solution inclusive.

Je rêve d’un dispositif qui permettrait au public des associations à vocation sociale de découvrir les ressources de notre région en termes de services, de repair cafés, de donneries, de lieux où il y a des choses gratuites, des lieux où l’euro peut être oublié quelques instants au profit de logiques autres que monétaires. Les associations et les services sociaux méconnaissent encore trop souvent le pouvoir des SEL. Il y a un travail de promotion à faire.

Au-delà de la cohésion sociale, c’est la solidarité, comme une réalité vivante dans nos systèmes, que vous interrogez ?

Il y a une réflexion transversale à toutes ces considérations : qu’est-ce qu’on veut vraiment comme société ? Quel type de dialogue ? Entre qui et qui et au nom de quoi ? Il y a quelque chose d’aliénant et d’aliéné… Tout le monde parle de solidarité, mais qui la pratique ? Pour vivre tous ensemble, chacun doit un peu déplacer sa chaise. A ceux qui refusent de la bouger, je dis qu’ils vont tourner le dos aux gens qui arrivent. Trouvons des modalités de vivre ensemble dans lesquelles on renomme le fonctionnement du système.

L’émergence de solutions alternatives, les tentatives d’échapper aux normes dominantes sont des processus collectifs produits par un combat, une lutte dont l’effet – le changement escompté- se mesurera notamment par l’inscription ou non de ces innovations dans le droit et/ou dans les pratiques sociales. Lorsque nous héritons de congés annuels, de certains droits acquis que nous ne défendons plus, tant ils sont considérés comme définitivement acquis, nous prenons le risque de les laisser nous échapper. Il me semble utile et important de continuer à apprendre pour pouvoir utiliser les outils d’organisation collective. L’actualité sociale nous le rappelle durement.

Delphine Huybrecht
Interview publiée sur le site de Le Grain, juin 2016

[1] Réseau Selidaire. Etude de faisabilité pour la mise sur pied d’un projet solidaire incluant les publics habituellement exclus des réseaux citoyens. Interstices ASBL, 2013, 56 p., en ligne sur http://www.selidaire.be/RAPPORTMAILING.html et disponible gratuitement en version papier sur simple demande info@interstices.be

[2] Farida Boujraf est avant tout une citoyenne. Elle est actrice des temps présents, artiste de scène et psychologue formée à la systémique interactionnelle et aux outils de la thérapie brève stratégique.

[3] Source : Masset D., Luyckx E., L’économie collaborative, une alternative au modèle de compétition, Etopia, mars 2014.

[4] L’étude de faisabilité a été financée par un budget fédéral, dans le cadre de la politique urbaine (Politique des Grandes Villes – PGV 2013) qui prévoit de confier sa gestion au niveau communal avec pour objectifs stratégiques de renforcer la cohésion sociale des quartiers en difficulté, via une mixité sociale et culturelle, contribuer à la réduction de l’empreinte écologique des villes, soutenir le rayonnement des villes.

[5]Leboeuf M., Les monnaies sociales, outil pour un développement durable ? Le cas des systèmes d’échange local, Université Libre de Bruxelles, 2011.

[6] Le concept de Système d’Echange Local est né au début des années ‘80 dans la province de Commox Valley au Canada, à l’initiative de Michael Linton, qui créa le premier LETS (Local Exchange Trading System) dans le contexte de la fermeture de l’usine dont il était propriétaire. Michael Linton voulait ainsi apporter une réponse aux difficultés créées par cette fermeture. Il donna ensuite une impulsion à la diffusion de ce système qui se répandit d’abord en Europe avant d’atteindre d’autres régions.

[7] L’Institut Supérieur de Formation Sociale et de Communication (ISFSC).

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