Inégalités sociales et trajectoires académiquesClés pour comprendre

19 avril 2017

Depuis « Les héritiers » de Bourdieu et Passeron, en 1964, qu’est-ce qui a changé dans l’enseignement supérieur ?

A la fin des années 60, Pierre Bourdieu a mis en évidence le caractère socialement inégalitaire du système éducatif français et identifié certains des mécanismes qui sous-entendent la (re)production des ces inégalités. Pour rendre son propos plus compréhensible, il utilisait fréquemment la métaphore du jeu de cartes : en fonction de leurs origines sociales, les individus se voient dotés de cartes plus ou moins fortes qui rendent le succès dans tel ou tel jeu (domaine de la vie) plus ou moins assuré. Il a montré que les ressources financières de la famille, son niveau culturel, l’étendue et la qualité de son réseau social, ainsi que son prestige étaient autant d’éléments – de cartes – favorisant le bon positionnement de ses membres dans les différents champs sociaux – les jeux – tels que le travail, l’école, le logement, les loisirs ou la santé.

Bourdieu de Bourdieu, ça continue!

Bourdieu a ainsi observé qu’en France (mais c’était aussi valable pour la Belgique), les élèves qui « héritaient » de bonnes cartes, principalement celles relatives au capital culturel, comme la maitrise de certains codes, d’un certains vocabulaire, réussissaient mieux à l’école. Et cette réussite, associée à l’illusion largement partagée que le système éducatif était fondé sur une logique méritocratie, avait pour effet de transformer ceux qui « héritent » en ceux qui « méritent ». Un demi-siècle plus tard, la situation a-t-elle évolué ? Pour répondre à cette question, le choix a été posé de rapporter, selon une séquence chronologique, respectant les étapes de la scolarité, des faits confirmant que les trajectoires scolaires en fédération Wallonie-Bruxelles sont au moins en partie conditionnées par les origines sociales et de proposer, sur la base de nos propres travaux, des mécanismes qui pourraient expliquer ces faits, principalement en ce qui concerne la réussite en première année à l’université.

Avant la scolarité obligatoire

Tant le développement cognitif que langagier sont des déterminants majeurs de la réussite scolaire. Or, leur évolution précoce, à l’entrée dans l’enseignement maternel, atteste de l’existence d’écarts importants à très importants entre les enfants en fonction de leur milieu social d’origine : on observe, par exemple, des différences allant du simple au double en ce qui concerne l’ampleur du répertoire sémantique entre les enfants des milieux les plus précaires et les plus nantis. Ces écarts seraient dus à des différences dans les pratiques éducatives parentales et, plus précisément, dans la quantité et la qualité des source de stimulation aux-quelles les enfants sont exposés (interactions verbales, programmes télévisés, lectures…).
Pendant les maternelles, l’ensemble des élèves réalisent des progrès considérables sur les plans cognitif sociales. Cependant, les écarts observés plus précocement ne se résorbent pas, ou peu. Par ailleurs, l’orientation vers certaines formes d’enseignement spécialisé (principalement dédiées à des enfants présentant des troubles du comportement ou des apprentissages), en fin de scolarité maternelle ou au début des primaires, est plus fréquentes pour des jeunes aux origines sociales modestes.

Pendant la scolarité obligatoire

A l’école primaire, les écarts précoces dans les performances en fonction du milieu social d’origines ne diminuent pas, voire se renforcent, amenant notamment les enseignants à faire redoubler les moins nantis plus souvent que leurs camarades. Au cours des études secondaires, au moins quatre phénomènes sont associés à des inégalités sociales :

  • premièrement, le choix de l’école secondaire est socialement marqué. A cet égard, les premières évaluations des effets du « décret inscription » semblent montrer pas de contrer ce déterminisme;
  • deuxièmement, l’orientation, à la fin du premier degré, vers l’une des quatre filières de l’enseignement secondaire, est fortement liées aux origines du jeune, les plus nantis étant massivement présents dans l’enseignement général tandis que les filières professionnelle et technique de qualification sont davantage fréquentées par les jeunes d’origines plus modestes;
  • troisièmement, le redoublement est une pratique bien plus souvent utilisée pour des élèves de milieux moins privilégiés;
  • enfin, au sein même des différentes filières, mais surtout dans l’enseignement général, on observe une hiérarchisation des options/disciplines et une distribution socialement marquée des élèves dans celles-ci.

Outre ces quatre phénomènes, rappelons aussi le constat issu des données des enquêtes PISA : par rapport à l’ensemble des pays de l’OCDE, c’est en Flandre, en France et en Fédération Wallonie-Bruxelles que les performances en mathématique, lecture et sciences à l’âge de quinze ans sont les plus fortement corrélées aux origines sociales des élèves.

Dans l’enseignement supérieur

Malgré la liberté d’accès à la quasi-totalité des programmes d’études supérieures pour les titulaires du Certificat d’études secondaires supérieures et les faibles couts d’inscription (en comparaison à la plupart des autres pays), la fréquentation de l’enseignement supérieure est marquée socialement, car ce sont les jeunes issus des milieux privilégiés qui y sont les plus présents. Par ailleurs, et de manière assez frappante, la fréquentation des filières et programmes d’études fait l’objet d’un processus d’autosélection important. Autrement dit , le choix des filières d’études supérieure est en partie détermine par les origines sociales des étudiants, ce qui transparait notamment en confrontant les origines sociales des élèves du supérieur universitaire et non universitaire et, au sein de l’université, lorsqu’on compare le secteur des sciences humaines, plus hétérogène, aux secteurs des sciences et technologies et des sciences de la santé.

Outre ces observations en manières d’accès et de choix de programme, il s’avère que l’issue de la première année académique (succès versus échec) est aussi conditionnée par les origines sociales des étudiants. Ce phénomène a fait l’objet de plusieurs investigations et nous avons pu montrer empiriquement que ce lien causal est clairement associé à la trajectoire scolaire en amont des étudiants, et ce à trois niveaux.

D’une part, comme indiqué ci-avant, le choix de l’école secondaire est socialement conditionné. Or, l’école secondaire fréquentée a un impact significatif sur la réussite en première année dans l’enseignement supérieur. D’autre part, le choix des options durant le troisième degré est lui aussi socialement conditionné et a, comme l’établissement d’enseignement, un impact sur la réussite. Enfin, la maitrise de compétences devant être acquises pendant la scolarité obligatoire et jugées critiques pour la réussite de certains cours de première année universitaire (prérequis académiques), évaluée en tout début d’année académique, est liée aux origines première année.
Nous avons donc, là, toi mécanismes/effets qui peuvent expliquer le caractère socialement déterminé de la réussite en début de parcours dans l’enseignement supérieur : l’effet établissement , l’effet options du troisième degré et l’effet lié à la maitrise des prérequis académiques.

Tout serait joué d’avance

Face à ces observations, on peut être tenté de croire que tout est joué d’avance. Même si c’est statistiquement indubitable, certaines initiatives ponctuelles semblent efficaces pour diminuer le risque d’échec des jeunes de milieux plus modestes face aux exigences de l’enseignement supérieur. Celles-ci prennent notamment la forme d’un tutorat individualisé des futurs étudiants du supérieur durant le troisième degré du secondaire, ou encore d’un dialogue constructif entre enseignants du secondaire et du supérieur en vue d’une meilleure préparation des élèves venant de milieux moins privilégiés. Par ailleurs, de nouvelles règles du jeu ont été instaurées avec le décret dit « paysage », mais il faudra attendre plusieurs années avant de pouvoir évaluer ses effets sur la démocratisation de la réussite. Enfin, certaines pistes ont d’ores et déjà été proposées pour réduire le caractère inégalitaire de notre système éducatif, comme l’allongement du tronc commun ou la substitution d’enseignements ciblés et individualisées au redoublement. Mais pour conclure en revenant à Bourdieu, n’oublions pas que, pour certains, le caractère socialement inégalitaire du système éducatif n’est pas un échec. C’est, au contraire, un signe de sa réussite par apport à ce qu’ils en attendent : le maintien des positions sociales.

Frédéric Nils
Article publié dans Traces de ChanGements n°228 (novembre-décembre 2016), la revue de ChanGements pour l’égalité (CGé)

Les éléments présentés dans cet article proviennent notamment :

  • S. Galdiolo, G. Vertongen & F. Nils, « Influences indirectes de l’origine sociale sur la réussite académique à l’Université », OSP, 2012.
  • F. Nils & J.-P. Lambert, « Quelle est l’ampleur de l’échec en première année à l’université? Tout est-il joué d’avance? », dans Recherches et actions en faveur de la réussite en première année universitaire, CIUF, 2011.

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