« Finance des gens » : rendre la terre aux agriculteursReportages

6 juin 2017

Comment rendre concrète la « finance des gens » prônée par l’économiste Riccardo Petrella, mais aussi par le fondateur de Tout Autre Chose, Jérôme Van Ruychevelt, lors des Journées d’étude de l’ACRF sur le thème « Vivre ensemble, vous y croyez ?» ? Voici un focus sur Terre-en-vue, une organisation qui rassemble des citoyens, des organisations et des acteurs publics souhaitant faciliter l’accès à la terre en Belgique. Un enjeu crucial !

Son nom est tiré de la fameuse expression qui nourrissait l’espoir de revoir la terre pour les marins d’autrefois. Aujourd’hui, elle veut nourrir l’espoir des agriculteurs et des « mangeurs ». Nous parlons de « mangeur » plutôt que de consommateur car ici le « mangeur » est partie prenante du projet lancé.

C’est quoi la « finance des gens » ?
Alors que, depuis des décennies, tout nous pousse à penser que la finance est trop compliquée pour le citoyen lambda et qu’il n’y a pas d’alternative au système actuel, certains affirment exactement l’inverse. Pas besoin d’être un expert pour se la réapproprier et surtout, il existe d’autres formules d’investissement que celles où des ordinateurs décident du cours du monde et de la vie de millions de personnes sur base d’algorithmes (30 % des transactions financières se font au millième de seconde, rappelait Riccardo Petrella dans son intervention).
Selon, entre autres, le Réseau Financité, il est ainsi possible de reprendre le contrôle de…
-…sa monnaie, via des monnaies complémentaires : une dizaine circulent déjà à Bruxelles et en Wallonie ou sont en passe de le faire.
-…son compte d’épargne (chez Triodos ou VDK Spaarbank),
-…ses investissements, via un groupe d’investissement solidaire ou un investissement socialement responsable (les leaders du marché son Candriam et KBC), qui répond à des préoccupations sociales, éthiques, de gouvernance, ainsi qu’environnementales et pas seulement à des critères financiers.
Maïder Dechamps
(1) Plus d’infos : www.financite.be

Quelle est la situation de nos campagnes ?

Nous nous émouvons lors des fermetures brutales d’entreprises qui laissent des familles dans le désarroi. À l’ombre de ces événements, ô combien dramatiques, un autre secteur vit une hémorragie qui provoque bien des ravages dans nos campagnes. La Wallonie perd ses fermes. Depuis 30 ans, chaque semaine, 43 fermes en moyenne disparaissent. Les fermes deviennent toujours plus grandes, plus mécanisées au détriment de la main d’oeuvre employée et souvent de la qualité de la production. Le prix des terres agricoles flambe et empêche des fermiers de reprendre ou de poursuivre le métier.

Les agriculteurs sont inquiets face au devenir des terres qu’ils occupent. Dans nos régions, la plupart des fermiers (70 % des superficies) ne sont pas propriétaires et louent leurs terres. Mais, au fil du temps, de nombreux propriétaires terriens ont saisi les occasions qui se présentaient. Ils les ont louées plutôt à des éleveurs de chevaux ou à des planteurs de sapins qui en offraient un meilleur prix ; ou ont tenté de les faire sortir de leur affectation agricole au profit d’une destination plus rémunératrice : habitat, zone industrielle…
Six agriculteurs sur dix ont plus de 50 ans et se posent déjà la question de la reprise de fermes démesurées et impossibles à transmettre à un enfant ou à un autre repreneur. Il est grand temps de chercher d’autres solutions. « Nombre de « mangeurs » sont inquiets face à la nourriture qu’on leur offre. Eux aussi veulent également favoriser l’agriculture de tradition paysanne, privilégier les circuits courts et chercher des alternatives crédibles à la seule agriculture industrielle. N’y aurait-il pas là une lutte à mener ensemble ? », dit Perrine Ghislain, ambassadrice de l’asbl.

La terre doit devenir un bien commun

C’est ce que propose Terre-en-vue. L’association veut libérer les terres de la spéculation foncière. Elle accompagne les projets agricoles d’installation et de transmission de fermes, crée et anime un réseau d’associations et de citoyens partenaires et développe une expertise relative à l’accès à la terre et à la protection des terres nourricières, principalement dans les domaines suivants: agronomique, géographique, juridique, économique et sociologique. L’asbl élabore un plaidoyer et des propositions, afin de permettre aux pouvoirs publics de favoriser l’accès à la terre et de soutenir des projets d’agriculture répondant aux valeurs du mouvement.
C’est-à-dire être un projet nourricier, intégrer le respect de l’environnement, être bio ou avoir une production en phase de l’être, être à taille humaine, viable et transmissible et enfin vendre les produits en circuit court.

Les mentalités changent-elles dans nos campagnes ?

Les jeunes agriculteurs sont en réflexion face à la spéculation foncière. La Fédération des jeunes agriculteurs (FJA) estime que c’est le plus grand frein à l’installation des jeunes et que l’accès à la terre devrait se faire par locations avec bail. C’est ce que propose Terre-en-vue: acheter des terres pour les remettre en location. Le clivage entre les « néo-paysans tendance agroécologie » et les jeunes agriculteurs « d’origine » ne semble pas être aussi profond que celui entre les générations. Le coopérateur, souvent proche de la ferme en projet, mais pas nécessairement, redécouvre le monde agricole et se sent partie prenante du projet. L’agriculteur se sent soutenu, reprend confiance et amplifie souvent son idée initiale.

Est-ce cela la « finance des gens » ?

Riccardo Petrella invite à l’audace d’éliminer le système financier actuel et à mettre hors la loi la finance spéculative et prédatrice. À l’heure où les banques ne nous offrent plus aucun avantage et ne montrent aucune transparence quant à l’utilisation de notre argent, voici une alternative parmi d’autres. Quand on est sensible à ce concept de participation solidaire, on peut investir un multiple de 100 euros. On ne parle pas de don, mais bien d’un investissement au profit d’un projet agricole ou horticole citoyen. Le montant investi reste la propriété du coopérateur qui peut revendre ses parts à tout moment, selon les conditions prévues dans les statuts de Terre-en-vue. Il n’y a pas d’espoir d’obtenir des dividendes, on adhère au projet par envie citoyenne et par philosophie, mais comme on parle de foncier, le coopérateur n’y perdra rien. Il n’y a pas de risque, la terre étant un bien de plus en plus précieux.

Actuellement, la coopérative a un capital d’un million d’euros, a acquis 34 ha et compte en acheter encore 30 en 2017. Autant de terre sauvée pour l’agriculture. C’est la première coopérative à avoir obtenu le label Financité (Réseau Financement Alternatif). « Mettre une partie de son épargne à disposition dans la coopérative Terre-en-vue permet de développer une économie agricole locale, qui a forcément des répercussions positives indirectes pour les coopérateurs en termes sociaux (emplois locaux, solidarité entre agriculteurs et coopérateurs), environnementaux (préservation de la vie des sols et de la biodiversité), économiques (développement des échanges locaux, résilience) et humains (vivre ensemble, rencontres festives), estime le réseau Financité. Chaque groupe local peut également développer avec son agriculteur des systèmes qui permettent un certain retour plus « direct » : une monnaie locale qui donne accès à certains produits, une fête annuelle à la ferme ou sur la terre, des activités à la ferme, une transmission des savoirs et savoir-faire paysans, etc… »

Voilà un des nombreux projets (voir cadre) qui illustrent très bien les propos de Jérôme Van Ruychevelt quand il nous parlait, aux journées d’étude, de l’écologie sociale, de la nécessité de construire des ponts pour engendrer le changement, d’être créatifs. Se réapproprier notre avenir est possible !

Nicole Dumez
Article publié dans Plein Soleil n°817 (février 2017), la revue de l’ACRF - Femmes en milieu rural
Photo: ©Terre-en-vue

En savoir plus :
Terre-en-vue : www.terre-en-vue.be

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