La mixité, une solution pour en finir avec les inégalités à l’école ?Clés pour comprendre

19 juin 2017

On suppose généralement, sans trop questionner l’affaire, que le contact du pauvre avec mieux loti que lui ne peut avoir que du bon. Corollaire : la concentration (d’enfants) de pauvres, le « ghetto », abaisserait la qualité de l’enseignement et favoriserait la perpétuation de la pauvreté.

Pourquoi un tel consensus autour de cette idée ? Peut-être parce que l’on n’aime pas voir, dans les classes de nos enfants, se refléter ce système (le nôtre) qui divise le monde, sans relâche, entre riches et pauvres.

Cet idéal de mixité, parce qu’il a des airs de famille avec le projet de mixité sociale dans les quartiers (qui sert souvent de prétexte à la gentrification), donne pourtant furieusement envie de le secouer un peu pour voir ce qui lui tombe des poches. Petit coup de projecteur (avis d’experts à l’appui).

La mixité sociale, il est vrai qu’on lui trouve facilement de bons côtés. Pour Bernard Delvaux [1], des classes hétérogènes du point de vue socioéconomique « mais aussi sur le plan des cultures d’origine, du genre, des handicaps, des bagages de compétences et de savoirs, tout comme des âges d’ailleurs » sont préférables à des classes homogènes « parce que l’école devrait être le lieu et le moment où chacun peut vivre de manière positive la rencontre d’autres humains qui ne lui ressemblent pas ».

La mixité sociale à l’école, c’est aussi l’occasion de faire évoluer les mentalités. Pour Pierre Waaub [2], le décret inscriptions de la Ministre Arena « a changé la donne. Avant, c’étaient les parents des milieux populaires qui avaient des problèmes d’inscription quand ils cherchaient une “bonne” école pour leurs enfants. Aujourd’hui, tout le monde doit se poser la question […]. Les questions de la mixité sociale et de la lutte contre la transformation des inégalités sociales en inégalités scolaires font [désormais] partie du débat sur l’école ».

La mixité sociale est aussi perçue comme un moyen d’assurer de plus grandes chances de réussite aux enfants de milieux défavorisés, y compris au sein de ces milieux. Le journaliste François Ruffin relate ainsi une conversation avec Rachid, un habitant pauvre du « Quartier Nord » d’Amiens [3] :
– Pourquoi ça s’est gâté ?

– C’est au collège. Ils ont rassemblé tous les gosses du quartier, tous dans le même établissement, tout un groupe dans la même classe. On déconnait, les professeurs ont abandonné. Ils touchaient leur salaire et point barre. Moi, je me suis laissé entrainé dans les conneries…
[…]

– Qu’est-ce qu’il fallait faire, alors ?
– Nous séparer ! Moi, mes enfants, je les inscrirai dans le privé…

Les subtils effets pervers de la mixité Pour Jacques Cornet [4], il est clair que, dans le monde, « les systèmes scolaires qui sont les plus hétérogènes sont aussi les systèmes scolaires qui sont les plus équitables, et qui permettent la réussite des enfants de milieux populaires. Mais imaginons qu’on arrive tout à coup à rendre les classes hétérogènes en Belgique francophone, est-ce que pour autant les enfants de milieu populaire réussiraient mieux ? Cela reste à prouver ».

D’abord, les recherches scientifiques ne montrent pas clairement que des élèves défavorisés scolarisés dans un contexte mixte y gagnent en termes d’apprentissages par rapport à leurs semblables scolarisés dans des « écoles ghettos ». Ce sont les pratiques d’enseignement (expérience, méthodes et valeurs de l’enseignant, ressources éducatives), qui restent déterminantes dans la progression des élèves, plus que la composition de la classe [5].

La mixité peut aussi avoir des effets pervers si l’équipe éducative n’est pas formée pour la gérer d’une façon positive pour tous. Pierre Waaub : « Le problème dans les classes et dans les écoles, c’est qu’on s’adresse aux enfants de la classe moyenne instruite en considérant de manière implicite que l’ensemble des enfants “fonctionnent” comme ces enfants, ce qui est préjudiciable aux enfants des milieux populaires, en fait ceux qui ont une “culture familiale” éloignée de celle de l’école ».

Quand mélange il y a, il a tendance à se faire au profit d’un groupe particulier. C’est d’autant plus vrai que le système scolaire est hiérarchisé et compétitif. Aujourd’hui, le système scolaire trie et sélectionne les jeunes à travers l’attribution de points, ses filières valorisées et dévalorisées, et la préparation à des postes plus ou moins enviables sur le marché du travail… Or ceux qui occupent, au final, les positions de pouvoir et les métiers les mieux payés sont majoritairement issus des classes moyennes instruites. Comme les écoles participent (volontairement ou non) à ce processus de sélection, elles ont tendance à favoriser les élèves qui sont les plus proches de ce modèle de réussite de par leur culture familiale, donc issus de ces mêmes classes sociales. L’hétérogénéité du public d’une école peut, nous dit Géraldine Lenel [6], « renforcer certains mécanismes ségrégatifs. La confrontation directe avec les trajectoires “normales” attendues (la filière générale [plutôt que le technique ou le professionnel], la sortie de rhétorique à dix-huit ans…) comporte en effet une violence symbolique pour les élèves dont le parcours diverge des attentes, ce qui peut engendrer dévalorisation de soi et défaitisme ».

Le système de cotation, lui, incite discrètement l’enseignant à classer ses élèves, et à considérer comme normal l’échec d’une partie d’entre eux. Avec le recours fréquent au redoublement, ce système autorise les enseignants à laisser de côté les élèves qui sont les plus éloignés de l’objectif poursuivi, ceux qu’ils perçoivent comme les plus gros « mangeurs de temps », selon l’expression de Pierre Waaub. Plus subtilement, il est fréquent que l’enseignant, pour « faire avancer la leçon », simplifie la tâche pour les enfants qui éprouvent des difficultés, ou qu’il limite ses exigences envers eux, ce qui accentue le décalage [7].

Ainsi, poursuit Pierre Waaub, « le processus de relégation commence dans la classe. L’enseignant se concentre sur les élèves pour lesquels il pense qu’il est en mesure d’apporter des solutions et délaisse les gros mangeurs de temps, ce qui ne les aide évidemment pas à progresser ou à construire une relation positive aux apprentissages et à l’école ».

La route est bien longue…

La mixité sociale à l’école n’aura donc des effets positifs que si l’on a, à la fois, des enseignants capables de gérer cette mixité sans reléguer, et un contexte scolaire moins compétitif. Comme le dit Pierre Waaub : « si dès le début de la scolarité, on travaille à partir des rapports au savoir et à l’école des enfants des milieux populaires, ça n’empêche pas les enfants des milieux plus favorisés de progresser et d’apprendre, à condition que le cadre de travail soit pensé sur le mode de la coopération et non sur le mode de la compétition ».

Plus largement, indique Bernard Delvaux, il faut aussi un « consensus sociétal sur d’autres finalités éducatives », loin de la logique de compétition qui imprègne l’école aujourd’hui. « On est loin (et, malheureusement, on s’éloigne peut-être) des conditions permettant d’établir une relation positive entre mixité sociale des écoles et effets positifs sur les élèves actuellement dominés, mis en échec ou exclus », admet Bernard Delvaux.

Un « bon petit ghetto » pour faire réussir les pauvres [8] ?

Mais si cette mixité sociale, déjà difficile à atteindre, ne garantit rien de positif aux enfants des familles populaires, faut-il encore tout miser sur ce projet ? Et si on défendait une bonne école à destination avant tout des enfants de milieu populaire ? Une école où se construirait une identité collective fière, émancipatrice, voire combattive ?

L’entre-soi n’est pas forcément le signe d’un enfermement ou d’un « repli » communautaire. Pour Géraldine Lenel, qui a observé de près le fonctionnement d’une école accueillant un public très homogène de filles d’origine immigrée, le regroupement communautaire permet aussi de « se construire selon ses propres normes ». « Cet entre-soi peut (…) constituer un lieu de ressources et de reconnaissance, en particulier pour les élèves dont les groupes d’appartenance cumulent les positions basses dans les divers rapports sociaux ». Il peut avoir, à terme, des effets positifs sur la scolarité et sur l’intégration [9].

Mais peut-on garantir cet effet positif ? « Il me semble, indique Bernard Delvaux, qu’il n’y a pas de garantie qu’une école “ghetto” soit plus naturellement émancipatrice qu’une école mixte. (…) Le lien entre composition homogène du public et émancipation n’est pas plus automatique que le lien entre mixité des publics et acquis de bon niveau pour tous ». De plus, comme le suggère Géraldine Lenel, un public homogène pousse les écoles à calquer leur « offre scolaire » sur les « spécificités supposées » de ce public. En milieu populaire, les écoles secondaires proposent plus souvent des filières techniques et professionnelles, et contribuent de fait à orienter les élèves vers des métiers moins valorisés.

Poser la question autrement

Quoi qu’il en soit, poursuit Bernard Delvaux, « ce qu’il faut, ce sont des équipes enseignantes soudées par un projet émancipateur pour tous, que ce soit dans des écoles mixtes ou des écoles homogènes ». Car le problème n’est peut-être pas tant la composition des classes que les « professeurs qui abandonnent », comme dans le témoignage ci-dessus. Or dans notre système actuel, on se rend compte que les écoles attirant un public socialement défavorisé et dévalorisé, ont aussi tendance à recruter des profs qui ont moins de diplômes, moins d’expérience, et plus précaires professionnellement [10].

Bref, pour créer une école qui ferait réussir les pauvres, pas de recette miracle à base de mixité. On peut arrêter de chercher un illusoire « bon dosage » entre riches et pauvres dans les classes. Ce qu’il faut, c’est prendre à bras le corps les problèmes qui se posent aux écoles qui concentrent les enfants de familles défavorisées. Notamment en finançant ces écoles à la hauteur du défi : avec une différenciation radicale des moyens qui leur sont alloués, les établissements qui concentrent les élèves à indice socio-économique faible pourraient avoir des profs mieux payés et des classes plus petites (pour le moment, c’est plutôt l’inverse).

Article publié dans Bruxelles en mouvements n°286 (janvier-février 2017), la revue d’Inter-Environnement Bruxelles
Photo : École communale de filles Joliot Curie, Bagnolet (Seine-Saint-Denis) – Fonds IPN, 1964 © Musée national de l’Éducation

[1] En interview. B. Delvaux est chercheur au GIRSEF (UCL), auteur de « Une tout autre école » et initiateur du mouvement du même nom.
[2] En interview. P. Waaub est enseignant, militant à Changement pour l’Égalité (changement-egalite.be).
[3] Ruffin, F., Quartier Nord, Fayard, 2006.
[4] En interview. J. Cornet est militant à Changement pour l’Égalité.
[5] Galand, B., « Hétérogénéité des élèves et apprentissages : quelle place pour les pratiques d’enseignement ? », Les Cahiers du GIRSEF n°71, 2009, sur uclouvain.be.
[6] Lenel, G., « La mixité à l’école comme levier de réussite ? », Brussels Studies n°40, 2010.
[7] Rochex, J-Y., « Au cœur de la classe, contrats didactiques différentiels et production d’inégalités », P.U. de Rennes, 2011.
[8] L’expression est de Jacques Cornet dans son « Plaidoyer pour une (très) mauvaise école », Traces de changement n°210, 2013.
[9] Op. cit.
[10] « Besoin d’enseignants en Région bruxelloise », Les cahiers de l’IBSA n° 5, 2016, in ibsa.brussels.
[11] Lire sur le site de la Fédération Wallonie Bruxelles : www.inscription.cfwb.be. Appelé aussi « Décret mixité sociale », entré en vigueur en 2007, « il veille à limiter la tension entre les places disponibles dans certains établissements et l’importance de la demande les concernant et à assurer à toutes les familles l’égalité d’accès à l’ensemble des établissements et l’égalité de traitement dans le processus d’inscription. Il entend aussi lutter contre l’échec scolaire, et contre les mécanismes de relégation en soutenant la mixité sociale, culturelle et académique en vue d’améliorer les performances de chaque enfant… »

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