Grenoble, laboratoire politique de la transitionReportages

4 janvier 2018

En nommant à sa tête une liste de rassemblement de citoyens et de responsables politiques de gauche et écologistes, Grenoble est devenue en 2014 une singularité dans le paysage français. Depuis, cette majorité inédite mène une politique ambitieuse de transition, s’appuyant sur un ensemble de réformes pour transformer la ville et les pratiques démocratiques. A l’heure de la mi-mandat, le bilan révèle aussi les exigences de l’exercice du pouvoir.

Des corps indistincts aux formes rondes qui s’entrelacent dans une danse de couleurs chaudes, trompette et guirlandes en arrière-plan : le tableau de la peintre Suzanne Roger invite bien plus à la fête que son titre, « 14 juillet 1939 ». « C’est l’optimisme de l’action en période trouble, interprète Eric Piolle. Cela reflète exactement mon état d’esprit. » Raison pour laquelle il l’a spécialement choisi pour décorer son bureau de maire, à Grenoble, dans lequel il s’est installé il y a un peu plus de trois ans. Le 31 mars 2014, à la tête d’une liste de rassemblement des forces de gauche, écologistes et citoyennes, Eric Piolle l’emporte devant le Parti socialiste qui gouvernait la ville depuis près de 19 ans. Encarté chez Europe Ecologie-Les Verts, il devient alors le premier maire estampillé « écolo » à la tête d’une aussi grande ville, la seizième de France, avec ses 160 000 habitants au dernier recensement. Et un programme simple : engager les mutations qu’appelle notre temps.

Chronovélo et ville apaisée

« C’est l’éternel problème de la transition écologique : malgré l’urgence des enjeux, on repousse toujours à demain ce que l’on sait devoir faire aujourd’hui, résume l’édile. On s’est donc mis à enclencher des changements partout, pour montrer non seulement que c’est possible mais aussi bénéfique et agréable. » Symboliquement, la nouvelle majorité commence par quelques réformes concernant directement la pratique du pouvoir : baisse de la rémunération des élus de 25 %, réduction de la flotte automobile publique – de 18 voitures de services, on passe à 5 – et fin du chauffeur attitré pour « Monsieur le Maire », qui se déplace quotidiennement à vélo. Autant de gages de confiance qui ont valeur d’exemple pour mener une politique plus ambitieuse à l’échelle de la ville.

Car la fin de la voiture n’est pas seulement déclarée au sein du conseil municipal. Depuis quelques mois, il ne fait guère bon être automobiliste à Grenoble. Après avoir passé l’ensemble de ses voies de circulation au 30 km/h en janvier 2016, la ville vient d’entamer un vaste chantier piétonnier en plein cœur du centre-ville : depuis le 18 avril, les premières portions du boulevard Agutte Sembat, l’un des principaux axes sud-nord de la ville, ont été fermées pour lancer les travaux. D’ici deux ans, ce sont près de 600 mètres qui doivent être rendus aux piétons et aux arbres, puisqu’un grand plan de végétalisation accompagne ce réaménagement. Exit les 15 000 automobilistes qui parcouraient chaque jour ce tronçon, bienvenu dans la « ville apaisée » comme l’affichent les pancartes le long des trottoirs.

« Cela se ressent en centre-ville : nous ne sommes plus du tout agressés par les éléments urbains traditionnels », confirme Marc, la trentaine, qui a quitté Paris pour Grenoble en 2013. Attablé à une terrasse de la caserne de Bonne, symbole de la rénovation urbaine grenobloise et Grand Prix des écoquartiers dès 2009, le père de famille qu’il est reconnaît bien volontiers incarner ce cœur de cible un brin « bobo » attiré par ces espaces modernes où bassins d’eau fleuries et jeux pour enfants égayent de nouveaux appartements aux normes environnementales. Un cadre certes un peu stéréotypé, mais à la qualité de vie bien réelle : « être dehors à Grenoble est agréable, il y a des parcs et le vélo est possible partout, la question ne se pose même plus ». Deuxième ville de France pour les trajets domicile-travail à vélo, la ville de Grenoble veut pourtant changer de braquet : le projet « chronovélo », aussi appelé REV (Réseau-express vélo), prévoit l’aménagement de 40 kilomètres de pistes bidirectionnelles dans toute l’agglomération pour 2020.

Cette politique des transports audacieuse est le reflet d’une volonté plus globale de reprise en main de l’espace public, incarnée dès l’automne 2014 par la décision de mettre fin à l’affichage publicitaire dans les rues de Grenoble. Résultat, 326 panneaux de publicité ont été démontés progressivement, remplacés alternativement par des plantations ou par des lieux d’expression libre. « Un moyen de desserrer l’étau de l’intérêt privé et de combattre la commercialisation de l’espace public », justifie Elisa Martin, la première adjointe au maire.

Une transformation urbaine qui entend aujourd’hui jouer à toutes les échelles, sociales et environnementales. L’énergie ? Les bâtiments publics sont désormais alimentés à 100 % par de l’énergie renouvelable et le programme de rénovation de l’éclairage public devrait permettre d’économiser 50 % de consommation énergétique finale. Le logement ? Le nouveau plan local d’urbanisme fixe l’objectif de 25 % de logement social d’ici 2025 et oblige les nouveaux bâtis à être 20 % plus performants que la règlementation thermique actuelle. L’éducation ? 66 millions d’euros d’investissement dans un grand plan pour les écoles qui prévoit d’adapter les capacités aux besoins actuels, estimés à 10 nouvelles classes par an. Une monnaie locale, le cairn, est également attendue pour la rentrée 2017.

Des avancées qui ne se font pas sans heurts, malgré tout : « Il peut y avoir des blocages au sein de la population, l’acceptation sociale n’est pas garantie », rapporte Emmanuel Colin de Verdière, secrétaire d’ADTC-Se déplacer autrement, structure qui a participé à la concertation sur le réaménagement des voies publiques. Une référence, notamment, à la fronde des commerçants qui se sentent menacés par ces nouveaux projets : « Pourtant, le taux de vacances commerciales est toujours le plus faible dans les villes difficiles d’accès en voiture », tempère le responsable associatif.

Des citoyens 100 % associés

Depuis plusieurs mois, c’est « le plan de sauvegarde des services publics » qui soulève de vives critiques. L’intitulé dissimule un certain nombre de coupes dans les budgets, à l’image de la fermeture évoquée de plusieurs bibliothèques municipales. Un choix justifié par une situation financière désastreuse : Grenoble est l’une des villes françaises les plus endettées alors qu’elle pratique déjà l’un des taux d’imposition les plus élevés du pays – 814 euros par habitants quand la moyenne nationale est à 588 euros. En même temps qu’elle maintient son engagement de ne pas augmenter les impôts locaux, elle subit de plein fouet la baisse des dotations aux collectivités locales imposée sous le précédent quinquennat Hollande. Au total, une perte de 20 millions d’euros d’ici la fin du mandat. « Un mois de fonctionnement en moins par an », résume-t-on, amer, du côté de la mairie.

Conséquence, la majorité doit donc réaliser des arbitrages qui passent mal. « Ce retour de l’austérité a acté un divorce avec une partie du mouvement social, relate Camille, militante écologiste. Aussi bonnes soient les intentions, elles sont incompatibles avec une logique gestionnaire . » Autre conséquence, certaines promesses de campagne n’ont pu être tenues, comme celle très attendue de la gratuité des transports en commun pour les 18-25 ans. « Il y a eu une insuffisance d’attention à la réalité financière de la ville, comme une sorte d’aveuglement, reconnaît Raymond Avrilier, membre fondateur de l’ADES (Association pour la démocratie, l’écologie et la solidarité), organisation partenaire de la majorité. Or on ne peut pas faire tout ce que l’on veut, dès le début, tant l’appréciation budgétaire prime sur tout. »

Pour faire passer la pilule, une seule solution : expliquer. « Il faut faire prendre en compte aux citoyens la réalité des problèmes », estime le maire. Pas question pourtant de faire de la simple pédagogie de l’information, la mairie de Grenoble veut associer le citoyen à la décision publique. Tout un arsenal d’outils de gouvernance participative a donc vu le jour, depuis 2014 : les conseils citoyens indépendants, les budgets participatifs et même un droit d’interpellation et de votation citoyenne – un dispositif inspiré de la démocratie directe, inédit en France, qui mêle un système de pétition à un système de référendum : les citoyens peuvent proposer une loi par des signatures puis l’obtenir par votation. « La majorité est très ouverte aux expérimentations, elle innove et cela permet de bousculer une foule d’acteurs traditionnels, reconnaît Camille, qui fut très impliquée à Nuit Debout sur Grenoble, mouvement pour lequel la mairie s’est montré “bienveillante”, selon elle. Mais attention à ne pas le faire trop brutalement, parfois, ou à en faire un grand exercice de communication. Car on peut encore mieux faire en termes de concertation sur les projets… »

« Un processus à long terme »

Confrontée directement à l’exercice du pouvoir, la majorité municipale n’en reste pas moins soudée face aux secousses. Composé pour moitié de citoyens et pour le reste de responsables politiques partagés équitablement entre le parti écologiste (EELV) et le parti de gauche fondé par Jean-Luc Mélenchon (PG), l’attelage poursuit son chemin, en dépit des péripéties nationales où la campagne présidentielle a rejoué une nouvelle guerre des gauches. Idem aux législatives où EELV et le PG, refondé dans le mouvement France Insoumise, sont partis séparément dans toutes les circonscriptions de la ville ! Une division qui n’ébranle pas la grande tour de l’hôtel de ville, au contraire. Souvent présentée par les observateurs comme un « laboratoire politique », l’expérience de Grenoble ouvre une brèche dans un paysage politique français pour le moins sclérosé.

A mi-mandat, l’heure n’est pourtant pas à souffler les bougies : « Cela n’aurait aucun sens, nous sommes engagés dans un processus à long terme, notre horizon est beaucoup plus lointain », rétorque sereinement Eric Piolle. Confiante, la majorité maintient le cap qui vise à « combiner un imaginaire positif avec la logique de responsabilité » selon la propre formule du maire. D’autres invoquent la « radicalité pragmatique » comme mantra. Peu importe, l’idée est sensiblement la même : faire du changement une énergie contagieuse et une célébration collective, tout en gardant la conscience aiguë des contingences. A Grenoble, la transition est décidément bien plus qu’une peinture : c’est déjà une réalité.

Barnabé Binctin
Article publié dans le magazine Imagine n°122, juillet-août 2017
Photo : (c) Ville de Grenoble

2 commentaires sur “Grenoble, laboratoire politique de la transition”

  1. Céline dit :

    A ce sujet, lire cet article un peu plus critique et publié dans le la revue S!lence (n°460 – octobre 2017):

    Grenoble : réussites symboliques et tensions locales
    Aux dernières élections, Grenoble devient la première ville de plus de 150 000 habitant·es gérée par Europe écologie – les Verts et s’affiche comme le « laboratoire de l’écologie politique » en France. Qu’en est-il à mi-mandat ? Comment se pratique une forme d’écologie politique à l’échelle d’une grande ville ?
    http://www.revuesilence.net/news/157/384/Numero-460—Octobre-2017

  2. Paul Bron dit :

    Bonjour
    A quoi sert ce genre d’article de complaisance?
    Pourquoi n’interroger que des partisans de la majorité grenobloise. Où sont les témoignages des gens déçus : UQ, asso d’habitants, acteurs culturels, commerçants, citoyens..
    Je ne crois pas que l’on contruise du lien et un monfe qui nouge uniquement par l’entre soi.