Agricovert : quand l’insertion sociale se met au vertReportages

18 septembre 2018

Insertion professionnelle, mixité sociale dans l’entreprise, réflexion sur l’accès pour tous à une alimentation saine… Coopérative à finalité sociale proposant du bio en circuit court, Agricovert met du social dans la Transition – et inversement.

Nombreuses sont les initiatives de Transition qui se posent la question de la mixité sociale : comment ne pas se retrouver entre personnes ayant bénéficié d’un milieu social favorable, d’une bonne formation, disposant de revenus suffisants ?

L’économie sociale et solidaire, qui a une longue expérience de l’insertion socioprofessionnelle, est un lieu où, de plus en plus, l’indispensable dimension sociale de Transition fait bon ménage avec les préoccupations écologiques et économiques.

Implantée à Gembloux, Agricovert est une coopérative agricole à finalité sociale.

Coopérative agricole: elle propose des produits respectueux de l’environnement grâce à des pratiques agricoles saines et des circuits courts. Elle réunit ainsi 34 producteurs du Brabant wallon et du Namurois. À finalité sociale: elle emploie des personnes qui ont eu un accès difficile au marché du travail.

Un projet intéressant à plus d’un titre: comment concilier social et rentabilité ? Comment se vit le mélange des publics au sein de la coopérative ? Travailler chez Agricovert modifie-t-il les comportements alimentaires des personnes en insertion, elles qui accèdent difficilement à une alimentation saine ?

Vivre-Ensemble a rencontré le fondateur d’Agricovert, Ho Chul Chantraine. Après une formation d’ingénieur agronome à Gembloux, il travaille pendant 7 ans dans des projets d’insertion en milieu carcéral. Il devient ensuite responsable de formation au CRABE (1). C’est là, en rencontrant les producteurs, que naît l’idée d’une coopérative qui donne une plus grande visibilité aux produits sains et locaux : Agricovert.

Social et rentable

- HO CHUL CHANTRAINE : L’objectif de la coopérative, c’est vraiment l’insertion socioprofessionnelle. C’est arriver à pérenniser des emplois durables pour ces travailleurs qui n’ont pas ou peu de qualifications afin de leur donner une identité dans la société. C’est leur permettre d’avoir une stabilité. C’est simplement, au départ, l’idée de se lever le matin pour venir au travail et commencer à reprendre confiance en soi en prenant des responsabilités, et s’impliquer dans le projet de la coopérative de façon globale.

VIVRE-ENSEMBLE : C’est-à-dire que vous travaillez avec des gens qui n’ont pas de formation. Est-ce que vous les formez vous-même ? Est-ce que vous assurez un accompagnement à côté ?

- Il n’y a pas de formation proprement dite (2). C’est une formation commerciale, on fait de l’autoformation. Au départ, ces personnes touchent un peu à tous les postes de la coopérative. On voit comment ça se passe au niveau des relations humaines et au niveau de l’apprentissage du travail qu’on leur a confié.
Évidemment, on observe aussi la rentabilité, puisque nous sommes dans le cadre d’une activité économique.
À partir de là, on voit à quel poste bien précis on peut placer les différents travailleurs pour qu’ils s’épanouissent et trouvent un sens. « Tel poste pourrait me convenir, tel poste pourrait m’aider à me développer et pourrait contribuer à pérenniser l’outil économique de la coopérative. » Donc c’est ensemble qu’on décide.

Vous les engagez avant de connaître leurs qualifications ou leurs aptitudes ?

- En fait, on passe par un processus. On est souvent avec des personnes sous statut ‘Article 60’ (3) qui viennent du CPAS, qui travaillent pour un revenu plus bas. Ces personnes bénéficient d’une période de 6 mois à 18 mois (en fonction du profil) pour travailler dans la coopérative. Elles sont prises en charge par la coopérative. Quand elles arrivent, on commence tout le travail d‘apprentissage et d’accompagnement. L’objectif, c’est de voir avec le travailleur s’il est capable de s’insérer dans une activité économique. Ce n’est pas de la formation, ce n’est pas de l’éducation permanente, on se demande plutôt s’il est capable de rentrer dans le circuit classique – mais avec des valeurs sociétales –, dans l’activité économique de la coopérative.

Le bio pour tous ?

Le bio a malgré tout une image assez élitiste. Ce sont des produits qui sont accessibles à des gens qui ont des moyens financiers et une éducation qui les sensibilise à ces produits-là. Les travailleurs, que pensent-ils de ces produits ?

- Eh bien, au départ, ils ne connaissent pas ces légumes. C’est l’inconnu. Ils doivent apprendre, ils découvrent ce que c’est qu’une bette, ce que c’est qu’un panais. On a même fait des ateliers culinaires pour les goûter. Petit-à- petit, ils apprivoisent ces légumes. Ils doivent en effet les connaître pour les conditionner, les valoriser, les vendre et pouvoir en parler. Ça ne veut pas forcément dire qu’ils vont les consommer une fois rentrés chez eux, c’est clair.

Donc, il n’y a pas forcément de changement d’habitudes de la part des travailleurs chez vous ?

- Non, parce que nous considérons que c’est une question beaucoup plus culturelle, une question d’éducation et d’habitudes de base.
Pour certains, la cuisine est un plaisir, mais pour la plupart des gens, travailler un produit dont on n’a pas l’habitude – peler des carottes, couper, cuisiner, etc. – c’est une contrainte.
Dans leur travail, nos gars sont essentiellement dans le produit transformé primaire. Ils savent faire des soupes, des spaghettis et des pizzas, mais ça s’arrête là. La plupart du temps, pour eux-mêmes, ils achètent le produit tout fait. On les amène peu à peu vers de nouvelles habitudes en leur faisant goûter les plats : des hamburgers, des pizzas. Ça arrive petit à petit. Mais le changement ne sera pas radical du tout – et pas pour tout le monde. Chacun a ses envies et ses priorités.
D’après nous, l’accès à ce type de produits, quand on parle de population précarisée, il faut le réfléchir différemment. La nourriture doit être accessible à tout le monde. Notre nourriture bio est accessible à tout le monde, même si elle paraît chère. C’est simplement une autre manière de consommer et de faire son budget.
C’est un acte d’achat, et oui ça commence en effet peut-être par une classe intellectuelle qui a cette réflexion. Mais ça s’étend de plus en plus et ce n’est pas uniquement ce public, puisque la création d’emplois, c’est pour ce public précarisé qui n’a pas de qualifications et qui peut justement devenir les acteurs du monde de demain dans le milieu agricole.

Est-ce que vous avez aussi une réflexion d’interpellation du politique, notamment pour changer l’éducation à l’alimentation ?

- Oui, on a cette ambition d’interpeller le politique, notamment au sujet du protectionnisme commercial. Par exemple, le Coca Cola ne devrait plus être disponible n’importe où. En sortant de la gare, on ne devrait pas avoir de Coca Cola. Par contre, on pourrait avoir un sirop d’un petit producteur local qui est tout aussi bon. Et qui fait vivre tout une chaîne de production locale en amont.
Il faut aussi que ce soient des collations saines. Dans ce cas, c’est aussi une question d’éducation. Au niveau politique, ça veut dire arriver à mettre en place des modules d’éducation à l’alimentation, comme le cours de gym ou le cours de géo.
Il y a les gros lobbies qui dirigent le politique et qui prennent le contrôle de l’alimentation, même des filières vrac. On peut se dire qu’on n’a pas le choix.
Mais si : nous, en tant que mangeurs, on peut réfléchir. Plus on mange local, plus les producteurs se mettent en place, et plus on recrée cette économie locale pourvoyeuse d’emplois.

Sociocratie

Comprendre la sociocratie
La sociocratie a été fondée par le chef d’entreprise néerlandais Gerard Endenburgh à la fin des années 1960. Son objectif était de gérer son entreprise de manière humaine en augmentant sa compétitivité.
Tous, travailleurs et actionnaires, participent à la prise de décision au sein du groupe. Les règles de fonctionnement de la sociocratie sont suffisamment simples pour être accessibles à tous. Par ailleurs, la sociocratie a pu être adaptée à des systèmes très différents.
L’un des principes de base concerne une prise de décision qui repose sur le consentement de tous. La décision est prise lorsque plus aucune objection importante et argumentée ne peut lui être opposée.

Chez vous, il y a aussi une forme de mixité sociale, entre les producteurs, les consommateurs et les travailleurs. Comment se passe la coexistence entre ces trois groupes, en particulier dans la prise de décision ?

- Oui, nous travaillons sur le modèle sociocratique, la prise de décision au consensus. L’objectif c’est de faire partir les décisions de la base. Elles sont présentées au CA qui va valider et simplement chiffrer.
Pouvoir arriver à dire : voilà ce qu’on souhaite sur un terrain, que met-on en place pour apporter une amélioration? Evidemment, on a des accompagnements extérieurs pour certains points spécifiques. L’idée, c’est vraiment de répondre à ça et de pouvoir créer un développement de la coopérative qui soit équitable et solidaire pour tout le monde et qui ait du sens, de manière globale.

Il y a donc une discussion qui se met en place entre ces trois pôles [travailleurs, consommateurs et producteurs]. Comment se déroule-t- elle ?

- Logiquement, ces trois pôles discutent individuellement sur les thématiques. On se retrouve trois fois par ans de manière plus collégiale avec deux représentants de chaque pôle.
Il n’y a pas de candidat au moment de désigner une personne pour représenter le pôle. Les autres membres du pôle, par exemple le pôle des travailleurs, disent : « Je sens que tu pourrais nous représenter. Tu transmets ce que le groupe a décidé. » C’est le travailleur qui doit décider s’il accepte ou pas cette représentation. Et puis, il y a ce qu’on appelle le double lien. Un deuxième travailleur va accompagner le représentant et va s’assurer que la parole n’est pas transformée, même involontairement. On a donc deux représentants de chaque pôle qui se retrouvent à l’assemblée des trois pôles.

Partenariats solidaires

Au niveau de l’accès du public plus précarisé à une alimentation saine, vous mettez en place des activités ponctuelles ou sur la durée, comme l’euro solidaire ou le CPAS d’Etterbeek…

- On a établi différents petits partenariats avec des projets d‘insertion. Qui fonctionnent ou pas. C’est parfois compliqué. À mon avis, la plupart du temps, ce n’est pas pérenne. Par exemple des cours de cuisine. C’est très chouette de travailler avec de bons légumes. Mais on a la pression du social derrière qui incite les bénéficiaires à participer à ces formations pour pouvoir continuer à recevoir leurs allocations. Est-ce que c’est quelque chose qu’ils vont reproduire et vraiment pérenniser ? Je ne suis pas sûr du tout.
Il y a aussi le projet de l’euro solidaire avec l’épicerie sociale de Jette (4). Tous les gens qui commandent en ligne peuvent déposer un euro en plus qui entre dans une cagnotte. Celle-ci finance deux projets.
L’épicerie sociale de Jette achète les produits aux producteurs à prix coûtant, et les vend à prix moindre aux bénéficiaires en piochant dans cette cagnotte pour compenser la différence de prix.
Le reste de l’argent sert à une association d’éducation permanente, EKIKROK (5), une asbl gembloutoise qui travaille sur l’alimentation durable.
Un projet de coopérative agricole à finalité sociale, qui regroupe travailleurs peu ou pas diplômés, consommateurs et producteurs, c’est une richesse. C’est important qu’on voit que c’est une richesse. La coopérative, c’est l’humain au centre, qui alimente la coopérative et la pérennité du projet.
Ce qui est très chouette, c’est justement cette rencontre entre tous ces milieux autour d’un même objet : pérenniser nos producteurs, maintenir des prix justes pour eux et donner une alimentation de qualité à nos consommateurs.

Conclusion

Agricovert, entreprise dans la mouvance de la Transition, est une expérience particulièrement intéressante, puisque la coopérative est le fruit concret d’une réflexion holistique qui va du mode de fonctionnement de l’entreprise à l’interpellation politique. Des alternatives au modèle économique dominant existent. Elles sont viables et efficaces.
Agricovert agit sur la dimension sociale de la transition. Les premiers impacts sont sociaux, directs et à long terme : la coopérative embauche des personnes en situation précaire. Ainsi, dans le cadre d’un projet local comme Agricovert, il est possible d’agir avec succès en faveur de la mixité sociale et de la réinsertion.
En ce qui concerne l’accès à une alimentation saine pour les personnes défavorisées, la coopérative n’a qu’un rôle limité. Dans une certaine mesure, travailler pour une coopérative comme Agricovert induit une sensibilisation à un autre type d’alimentation et même d’économie. Mais les effets sur le comportement restent restreints.

Ce changement de comportement auprès des travailleurs n’est d’ailleurs pas dans les objectifs de la coopérative (pour de bonnes raisons). Entamer cette sensibilisation, ce peut être un premier pas, une graine semée qui germera peut-être plus tard grâce à d’autres facteurs.
De plus, il y a des impacts indirects à long terme à travers le développement d’un modèle économique et social. À ce sujet, il est particulièrement intéressant de noter que la réflexion et les actions menées vont plus loin que les activités propres à la coopérative – par exemple les partenariats avec le monde associatif et les acteurs sociaux. Elles prolongent l’engagement d’Agricovert dans la société civile.

Enfin, un retour au monde politique, non seulement sur cette question de l’alimentation saine mais aussi sur les formes d’agriculture et sur le modèle économique que l’on souhaite pour demain, reste indispensable. C’est évidemment ce qui peut permettre de passer d’un projet au rayonnement local à un projet de société.

Jean-Guillaume DeMailly
Analyse publiée en 08/2018 par Vivre Ensemble Education

(1) Situé à Jodoigne, Le CRABE asbl « vise à développer, dans la durée et de manière créative, l’accès à la culture pour tous, la solidarité, la participation, ainsi que l’apprentissage de productions et pratiques respectueuses de l’environnement. » https://www.crabe.be (consulté le 06/07/2018)
(2) Le suivi du travailleur se fait d’abord avec Ho Chul Chantraine, mais aussi avec le reste de l’équipe. Il n’y a pas d’assitant.e social.e, s’agissant d’un projet mené en milieu professionnel dont l’objectif est de redonner leur autonomie aux travailleurs.
(3) « Les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) ou d’une aide sociale peuvent bénéficier de mesures de mise à l’emploi connues sous le nom de ‘Article 60’ et « ‘Article 61’ (…). Il s’agit d’un contrat de travail conclu entre le bénéficiaire et le CPAS qui est l’employeur. ». www.actiris.be (consulté le 04/07/2018).
(4) www.cabajette.be (consulté le 06/07/2018)
(5) https://ekikrok.be (consulté le 06/07/2018)

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