Logement, emploi : remettre les droits… à l’endroit !Clés pour comprendre

17 octobre 2018

Un logement ou un emploi sans condition : deux expériences pilotes en passe de s’institutionnaliser démontrent que ces droits ne sont pas des utopies.

- « Bonjour, asseyez-vous. Vous voulez travailler ? Bienvenue ! Vous êtes engagé. Que savez-vous faire et qu’avez-vous envie de faire ? »
- « Bonjour, nous avons un logement pour vous. Si vous êtes d’accord, dans une semaine vous quittez la rue et vous emménagez dans votre studio ! »

Ces situations paraissent sorties d’un dessin animé enfantin où les nounours font des bisous ? Détrompez-vous. Ce sont des situations réelles, qui se passent en Belgique, en France, grâce à des personnes, des associations, des pouvoirs politiques qui décident que le droit à l’emploi et le droit au logement sont vraiment des droits (pas des vœux pieux) et qu’ils sont, dans notre société, des marchepieds vers une vie conforme à la dignité humaine.

La Déclaration universelle des droits de l’Homme, en son article 23, stipule que « toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. » À l’article 25, on peut lire que « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »

Notons que le travail est ici synonyme d’emploi et est vu comme une source de revenus, de reconnaissance et de relations sociales, donc comme un moyen d’accéder à la dignité humaine. On pourrait discuter cela : quelqu’un qui n’aurait pas d’emploi salarié, qui bénéficierait niveau de vie satisfaisant et serait engagé dans des activités socialement utiles non rémunérées pourrait mener une existence conforme à la dignité humaine, plus conforme même qu’un travailleur pauvre qui s’épuise à une tâche ingrate pour un salaire inférieur au seuil de pauvreté. Faire de travail et emploi des synonymes est un choix que l’on peut discuter, mais c’est un autre débat. Le fait est qu’être privé d’emploi est le plus souvent, et surtout après quelques années, être privé d’un revenu suffisant pour vivre dignement, être privé de relations sociales et de reconnaissance. Les autres sources de reconnaissance et de relations sociales, comme le volontariat, ne sont pas toujours vues d’un bon œil par l’ONEM (1).

Des droits inaccessibles ?

Le droit à l’emploi n’est à l’évidence pas respecté chez nous – il n’y en a pas assez pour tout le monde. En juillet 2017, on comptait en Belgique 374 292 chômeurs complets indemnisés, dont 48% étaient sans emploi depuis plus de 2 ans. On pourrait plutôt parler d’un devoir pour le chômeur de prouver qu’il cherche un emploi, en suivant des formations, en envoyant des candidatures, en faisant preuve de sa « disponibilité » pour le cas où, on ne sait jamais, un emploi se présenterait.

Quant aux « conditions équitable et satisfaisantes de travail », elles font souvent défaut pour ceux et surtout celles qui doivent accepter des temps partiels non choisis, à horaires variables ou décalés (dans la grande distribution ou le nettoyage de bureaux, par exemple), qui empêchent de facto d’arriver à un niveau de revenu suffisant et à un rythme de vie familiale supportable.

Pour ce qui est du logement, encore plus fondamental que l’emploi, parce qu’il procure une sécurité basique d’existence, le droit n’est guère mieux respecté : des dizaines de milliers de ménages en attente d’un logement social (2) ; les discriminations, dans le chef des propriétaires, contre les personnes d’origine étrangère, mais aussi les personnes sans emploi ; les prix des loyers, inabordables dans certaines villes… et les milliers d’hommes et de femmes qui survivent dans la rue ou des squats. Notre pays est loin d’assurer un toit à chacun.e. On devine là aussi toutes les conditions qu’il faut remplir pour accéder à un logement, qu’il soit social ou privé.

Les droits, d’abord. Le reste suit

Mais, notre société étant ce qu’elle est, est-il possible d’appliquer ces droits sans condition ? Alors que les apparences nous incitent à répondre par la négative, d’aucuns ont voulu démontrer que c’est tout à fait possible, si l’on prend les choses à l’envers et qu’on y met une bonne dose de créativité, de volonté politique et citoyenne… et des moyens financiers. Ces derniers peuvent venir de simples transferts d’une caisse à l’autre et sont à considérer comme un investissement plus que comme une dépense, nous verrons pourquoi.

Dire qu’il convient de prendre les choses « à l’envers » fait référence à ce qui se fait actuellement : l’accès au droit est vu comme un objectif à atteindre, pour lequel les pouvoirs publics et les associations se mobilisent, mais pour lequel la personne est également tenue de s’activer. Que ce soit pour l’emploi ou le logement, on utilise facilement l’expression consacrée : parcours du combattant.

La personne doit effectuer une série de démarches préalables : pour un logement, se remettre en ordre administratif, éventuellement traiter sa ou ses addictions, obtenir la preuve d’un revenu régulier… et surmonter les réticences des propriétaires qui craignent pour la régularité du paiement du loyer. Pour un emploi, suivre des formations (en série et sans perspectives bien souvent), envoyer quantité de candidatures, rester disponible tout en montrant sa volonté de travailler…

En théorie, tout cela semble logique. En pratique, c’est « mission impossible » pour certains – en particulier pour les plus fragiles, les plus abîmés, ceux qui sont les plus éloignés de leurs droits. Un long parcours, une longue lutte pour un résultat souvent incertain et une source de découragement, de révolte face aux obstacles rencontrés : le manque d’emplois et de logement disponibles malgré tous les efforts consentis.
Dans les initiatives qui nous occupent, le droit est au contraire vu comme un préalable, un point de départ, une base qui va permettre à la personne de se reconstruire et de trouver sa place dans la société. Finalement, c’est prendre les choses à l’endroit : les droits d’abord, le reste suit.
Deux exemples illustrent ce retournement de perspective.

Un logement, tout de suite

Tout d’abord, deux mots magiques, comme une évidence : housing first. Le logement d’abord. L’idée nous vient des États-Unis : « Si vous souhaitez qu’il n’y ait plus de sans-abri, mettez-les dans des abris. C’est relativement simple ». C’est ainsi que Gordon Walker, directeur de la division du logement et du développement communautaire de l’Utah présente Housing First (3). Cette idée si simple a porté ses fruits puisque cet État compte 72% de sans-abri en moins qu’il y a dix ans.

En Belgique, l’idée est mise en œuvre depuis 2013 à Bruxelles, sous la forme d’un projet pilote. Quatre associations se sont lancées dans l’aventure : Diogènes (4), qui vise le public qui se trouve dans les stations de métro, Infirmiers de rue (5), le SAMU social (6), qui se concentre sur les jeunes de 18 à 25 ans et le SMES-B (7), qui s’adresse aux sans-abri en proie à des pathologies mentales et à des addictions.
Évidemment, il ne suffit pas de « mettre le sans-abri dans un abri » pour le sauver. Mais c’est par là que tout commence : « Si vous voulez, nous avons un logement pour vous ». Tout de suite, avec un contrat de bail en bonne et due forme. « Je n’ai encore rencontré personne qui a réfusé », constate Muriel Allart, du SMES-B.

Une semaine ou deux plus tard, la personne emménage dans ses murs, dans ses meubles. L’association sert d’intermédiaire pour le propriétaire, le loyer est payé avec le RIS (8) ou la mutuelle, et est adapté aux revenus de la personne. Une équipe multidisciplinaire se met en place pour accompagner quotidiennement le nouveau locataire dans sa reconstruction, à son rythme et selon ses souhaits. Le taux de réussite de l’opération frôle le maximum, en tout cas pour le pour le projet mené par le SMES-B (94%). Pour l’ensemble des 4 projets bruxellois, 110 personnes ont été relogées, avec un taux moyen de maintien en logement de 86,5%.

Dans ma tête, j’ai des tonnes et des tonnes et des tonnes de choses que je ressens, mais c’est plus difficile de mettre des mots sur ces sentiments. Je pense que pour ressentir et comprendre tout ça, il faut l’avoir eu et perdu. Voilà mon sentiment : quand on vous annonce, étant dans la rue depuis des années, que vous avez la chance de pouvoir avoir un logement à vous, seulement à vous, seulement à moi, sur cela il n’y a pas de mots qui puissent l’exprimer.

Et puis un jour, une équipe géniale, très complète, m’accompagne dans mon nouveau « chez moi » et je ne peux empêcher mes larmes de couler. A nouveau, un endroit où je peux me poser, reposer, sans avoir peur de ce qui peut m’arriver pendant que je dors, donc dormir et me reposer dans tout son sens. Et aussi un suivi très polyvalent dans le sens où on m’accompagne dans mes démarches, on m’écoute et j’ai une aide et une attention de tous les instants, et en même temps, ils respectent énormément le fait que je puisse avoir une vie privée. Je me sens plus soutenue qu’étouffée, comme certains qui sont « supervisés ».

Et je leur en serai toujours reconnaissante, du coup je fais du mieux que je peux et je me porte beaucoup mieux. Merci à eux. Ils m’ont redonné ce qu’on appelle l’ESPOIR d’une vie meilleure, ce que j’avais complètement perdu. (témoignage recueilli par SMES-B)

Ce programme demande la collaboration de divers acteurs : les pouvoirs publics, en l’occurrence la COCOM (9), qui finance le projet sur une base annuelle jusqu’en 2018 et l’agréera à partir de 2019 ; les propriétaires privés (qui sont « recrutés » via des Agences immobilière sociales) et publics (des Sociétés de Logements Sociaux ou encore des CPAS), une équipe pluridisciplinaire (dans le cas du SMES-B, constituée par le personnel de l’association) qui assurera un suivi aussi rapproché que nécessaire pour que l’adaptation au nouveau logement et le début de la nouvelle vie se passent au mieux.

En Finlande, on est déjà beaucoup plus loin : le projet y est mené à grande échelle, avec des résultats plus que probants, puisque c’est le seul pays européen où le nombre de sans-abri a diminué ces dernières années.

Chômeur ? On vous engage !

Autre exemple de « droits à l’endroit » : les Territoires zéro chômeur longue durée ou TZCLD. Partant de l’idée que personne n’est inemployable et que l’emploi est un droit, que le travail ne manque pas (ce qui manque ce sont les emplois) et l’argent non plus (10), ATD Quart-Monde a tenté l’expérience en France à partir de 2011. Puisqu’il y a du travail, des candidats travailleurs et de l’argent pour les payer, créons des emplois ! Pour faire bref, il s’agit de créer une Entreprise à but d’emploi (EBE), d’y engager toutes les personnes sans-emploi qui le souhaitent, en CDI payé au SMIC (Salaire minimum en France) et au temps qui leur convient, puis de leur proposer un emploi en faisant coïncider leurs compétences, leurs souhaits et des besoins non satisfaits sur le territoire. Il existe en effet de nombreuses activités nécessaires ou utiles qui ne sont pas couvertes par des emplois parce qu’elles ne sont pas rentables sur le marché du travail classique.

Aide aux personnes, accompagnement scolaire, blanchisserie, retouches-couture, cuisine, embellissement des espaces publics, maraîchage, gestion des déchets, taxi social… autant de secteurs où des emplois peuvent être créés grâce à cet ingénieux dispositif. Avec un impératif: ne pas faire de concurrence aux entreprises marchandes présentes sur le territoire. Pour cela, une collaboration étroite s’instaure avec le tissu économique local, afin d’identifier les besoins non couverts et même d’envisager des collaborations. Les salariés engagés peuvent exercer différentes activités simultanées ou successives et ont du reste la possibilité de se former pour accéder à un emploi sur le marché du travail. Ils peuvent également effectuer des prestations pour les entreprises locales.

D’où vient l’argent pour financer tout cela ? En partie des allocations de chômage ou du RSA (11) que l’État ne doit plus payer, en partie par ce que les emplois vont rapporter en impôts et cotisations, en partie par les bénéfices que l’activité va générer pour l’entreprise à but d’emploi. L’objectif est que le dispositif ne coûte rien à la collectivité, même si des fonds publics sont nécessaires la première année.

Les résultats sont à ce point convaincants que l’Assemblée nationale a voté à l’unanimité, en février 2016, une loi pour lancer l’expérience sur une dizaine de territoires de la métropole. Le projet redonne espoir à des personnes qui étaient exclues de l’emploi depuis parfois de longues années. “Au chômage depuis des années, j’en étais arrivé à me dire que c’était fini pour moi, je voulais laisser la place aux jeunes. Mais maintenant, je me dis que je ne suis pas si vieux que ça. Ce que je me vois faire ? Du maraîchage, avec un coin jardinage, des moutons pour tondre la pelouse, des poules et des canards, et aussi une ruche d’abeilles…” (12), s’enthousiasme David, 47 ans, qui a retrouvé le goût de faire des projets.

Que ce soit par l’emploi ou le logement, ces dispositifs rendent d’emblée leur dignité aux personnes exclues. Et une fois que celle-ci est restaurée, tout le reste devient possible, au bénéfice des premiers concernés, mais aussi de toute la société. Car le non-emploi et le non-logement coûtent cher à la sécurité sociale, mais représentent aussi un énorme gâchis de compétences et d’humanité.

Ces deux exemples montrent qu’avec de la volonté de la part des citoyens, des associations, des entreprises, des pouvoirs publics, qu’avec de la créativité et de l’audace, on peut lutter contre ce qui apparaît trop souvent comme une fatalité. Sans baguette magique, sans moyens démesurés. Simplement en remettant les droits à l’endroit qui leur échoit : avant tout.

Isabelle Franck
Analyse publiée en 01/2018 par Vivre Ensemble Education

(1) Voir « Volontaires. Pas besoin d’être riche pour donner du temps, du talent et du cœur », Vivre Ensemble, 2017, p. 23
(2) 44 000 ménages à Bruxelles en janvier 2017.
(3) Déclaration au Washington Post, citée sur le site www.Huffington Post.fr, le 19 mai 2015, consulté le 19/2/2018. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-1llu. Plus d’infos sur Housing First Belgique : www.housingfirstbelgium.be
(4) Asbl qui mène notamment un travail de rue avec les sans-abri. www.diogenes.wikeo.be
(5) Association qui prodigue des soins infirmiers aux sans-abri et a développé un travail d’accompagnement et de mise en logement.
(6) Offre une aide d’urgence aux personnes sans abri et les accompagne vers des solutions de sortie de rue.
(7) Santé mentale et exclusion sociale asbl. www.smes.be
(8) Revenu d’intégration sociale
(9) Commission communautaire commune
(10) puisque l’État paie des allocations de chômage et d’autres types d’aides, accompagne les chômeurs et assume les coûts que le chômage de longue durée entraîne en termes de soins de santé, par exemple.
(11) Revenu de solidarité active, l’équivalent de notre RIS, mais dont le montant est plus faible.
(12) Source : http://www.lab-afev.org/territoires-zero-chomeur-de-longue-duree-ou-le-droit-a-lemploi/

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