Comment c’est en train de changer (2) : « Les océans s’élèvent, nous aussi ! »Clés pour comprendreFocus

12 avril 2019

Le monde est en train de basculer. Pour ceux qui partagent cette évidence, il est indispensable d’échanger des vécus, des horizons, des pratiques, des idées, des récits et même des émotions. Les regards portés sur les grandes ruptures en cours peuvent être variés, voire contradictoires, car l’avenir est plus que jamais incertain. Cette rubrique explore comment les choses sont en train de changer. Deuxième volet : « Les océans s’élèvent, nous aussi », indique une pancarte aperçue lors des manifestations d’élèves pour le climat. Les générations futures prennent les choses en main !

C’était presque devenu une expression vide. Tous l’utilisaient : les vrais écologistes mais aussi les faux, les entreprises, les politiciens, les professeurs ; on l’entendait partout : à la radio, à la TV, en conférence ; tout le monde était d’accord : il fallait penser aux générations futures. C’était pratique. Personne ne savait à quoi elles allaient ressembler. Elles n’étaient pas nées. C’était plus ou moins proche ou, mieux, vaguement lointain. Mais un jour, à force de laisser passer le temps, tandis qu’on inventait des éco-gestes et des petites solutions techniques individuelles à l’ombre de nos revenus assurés et de nos standards de vie légèrement verdis, tandis que le CO2 continuait d’être émis chaque année un peu davantage, tandis que les espèces disparaissaient de plus en plus vite, un jour donc, alors qu’on n’arrêtait pas de parler à leur place sans agir à la mesure des menaces, les générations futures sont arrivées. Elles parlaient déjà ! Elles se sont mises à brosser l’école pour manifester. Elles nous ont regardés avec ahurissement. C’est qu’elles avaient démasqué nos petits efforts ridicules. Nous la génération « développement durable », nous les installés qui avions pu réfléchir sereinement à la qualité de notre isolation thermique en dégustant des bières bio dans une ambiance hyper-sympa, nous étions grillés. Nous avions l’air de quoi, en 2018, quand le dernier rapport du GIEC prévenait que pour maintenir le réchauffement climatique sous le seuil des 1,5°C, « il faudrait modifier rapidement, radicalement et de manière inédite tous les aspects de la société » ? Nous avions l’air de quoi avec nos écopacks, nos tomates-cerises du potager et nos moteurs hybrides ? Les générations futures, quant à elles, avaient eu le temps de comprendre l’ampleur des bouleversements et combien dérisoires étaient nos verdissements. Oui, nous avions l’air con.

Une Suédoise de quinze ans à la COP24

Les images ont fait le tour du monde, et elles ont bien fait. En décembre 2018, nous découvrons Greta Thunberg. Presque encore une enfant, le visage fermé, résolu. Cette jeune Suédoise – rien à voir avec une certaine coalition belge ! – a commencé à brosser l’école en septembre dernier. Tous les vendredis, elle se rend devant le Parlement suédois pour exiger du gouvernement une action plus radicale contre le réchauffement climatique. Cela a attiré les médias, d’autres jeunes l’ont rejointe. Son discours est simple et direct. Il fait mouche. « La biosphère est sacrifiée pour que certains puissent vivre de manière luxueuse, martèle-t-elle sans trembler lors de la COP 24. C’est la souffrance de nombreuses personnes qui paie le luxe de quelques autres. » En Suède, la jeune militante a fait l’objet d’attaques de l’extrême-droite et de climato-sceptiques, l’accusant d’être manipulée par sa mère, une chanteuse d’opéra connue pour ses positions engagées. Celle-ci assure que ce n’est pas le cas, que c’est même plutôt la contraire, sa fille les ayant convaincus de changer de régime alimentaire et de ne plus prendre l’avion. Avec les dirigeants présents à la COP 24, elle ne prend pas de pincettes : « Vous parlez de croissance économique verte et durable parce que vous avez peur d’être impopulaires. Vous parlez de poursuivre les mêmes mauvaises idées qui nous ont mis dans cette situation. Alors que la seule réaction logique est de tirer le frein d’urgence. Vous n’êtes pas assez matures pour dire les choses comme elles sont. Même ce fardeau-là, vous nous le laissez à nous, les enfants. » L’accusation est forte. Elle ne concerne pas seulement l’aveuglement ridicule dans l’économie verte, elle pointe aussi la responsabilité de la parole hypocrite, du mensonge politicien, du dogme de la communication positive. C’est presque une leçon d’éducation renversée. Les enfants disent à leurs parents : arrêtez de nous raconter des histoires, arrêtez de nous faire croire au Père Noël du développement durable. Et ce que Greta Thunberg dit, en substance, c’est qu’il s’agit non pas d’une question d’économie, mais de politique. « Nous ne pouvons pas traiter une crise si nous ne la traitons pas comme telle. Nous devons laisser les énergies fossiles dans le sol. Et nous devons nous concentrer sur l’équité. Nous ne sommes pas venus ici pour supplier les dirigeants du monde de s’inquiéter. Vous nous avez ignorés par le passé et vous nous ignorerez encore. Nous sommes à court d’excuses et nous sommes à court de temps. Nous sommes venus ici pour vous dire que c’est l’heure du changement, que ça vous plaise ou non. »

Élèves australiens, belges et suisses dans la rue

Il semble que les premiers écoliers à avoir suivi l’appel de Greta Thunberg soient les Australiens. Le vendredi 30 novembre, des grèves ont été organisées à travers tout le pays, l’un des plus importants émetteurs de gaz à effet de serre par habitant du monde. Le premier ministre australien, Scott Morrison, a en effet renoncé à inscrire dans la loi les engagements de réduction des émissions. Il avait également méprisé l’engagement des jeunes en déclarant, quelques jours avant la mobilisation : « Ce que nous voulons, c’est plus d’apprentissage et moins d’activisme dans les écoles. » (2)

Les douze mille cinq cents jeunes belges qui ont manifesté à Bruxelles le jeudi 17 janvier ont, eux aussi, attiré l’attention du monde entier. Leur message principal, inspiré de Greta Thunberg, est d’une simplicité déconcertante. L’un d’entre eux, Piero Amand, déclarait ainsi sur les ondes de La Première : « Ce qu’on dit c’est : pourquoi aller en cours si on n’a pas d’avenir ? » Certaines réactions des générations « passées », si l’on peut se permettre cette provocation de langage, ont été d’une condescendance et d’une médiocrité hallucinante. Du même type que celle du premier ministre australien… Les jeunes devraient plutôt apprendre à devenir de bons scientifiques ou de bons ingénieurs, voyez-vous ! On a même vu circuler dans la presse des réactions climato-sceptiques, sous-entendant que les jeunes devraient se méfier du discours médiatique ambiant sur le réchauffement climatique. Entre ces défenseurs de l’ancien monde de la croissance et l’attente des élèves en grève, l’opposition est totale. “ »On attend des mesures drastiques, radicales, pour changer la société en profondeur », dit encore Piero Amand.

Le lendemain de cette manifestation belge, on apprenait que huit mille étudiants s’étaient rassemblés à Lausanne, quatre mille à Genève et plusieurs milliers dans d’autres villes suisses, également pour réclamer des politiques climatiques plus radicales. « Il y a urgence, parce que la politique des petits gestes du quotidien ne suffit plus, affirme l’un de ces étudiants, Léo Tinguely. Il faut penser à changer les modes de production et de vie » (3).

Tant en Belgique qu’en Suisse, les jeunes pensent que c’est le début d’un mouvement. Ils ont bien l’intention de poursuivre les actions durant plusieurs mois. Le 24 janvier, trente-cinq mille jeunes ont défilé dans les rues de Bruxelles ! C’est trois fois plus que la semaine précédente, dix fois plus que quinze jours plus tôt. Leur mobilisation suit une courbe exponentielle.

Le droit des générations futures

Outre la grève et les manifestations, un autre puissant levier a été actionné en faveur des générations futures : celui du droit. Aux États-Unis, un groupe de vingt-et-un enfants et jeunes, âgés de neuf à vingt ans, a déposé une plainte contre le gouvernement en août 2015. Celle-ci a été jugée recevable le 10 novembre 2016 par Ann Aiken, une juge fédérale de l’Oregon. Les plaignants s’estiment victimes d’une discrimination contrevenant aux droits constitutionnels. Ils accusent l’État d’avoir poursuivi le développement des ressources et de l’industrie fossiles en connaissance de cause : cela fait plus de cinquante ans que les gouvernements successifs reconnaissent le rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique. Ce dont il s’agit, précise l’arrêt rendu par la juge Aiken, est de « déterminer si les plaignants sont fondés à réclamer des actions au gouvernement et si une juridiction peut ordonner à l’État son comportement, sans contredire la Constitution (…). Ce dossier implique que l’action ou l’inaction des mis en cause a si profondément détérioré notre planète qu’elle menace les droits constitutionnels des plaignants à la vie et à la liberté. » (4)

Baptisé « Youth vs. United States » – la jeunesse contre les États-Unis -, ou parfois « Juliana vs. Government », ce procès « fait partie d’une campagne de l’association Our Children’s Trust, basée dans l’Oregon, pour obliger les États et le gouvernement fédéral à prendre des mesures concrètes et contraignantes pour lutter contre les changements climatiques. » (5) Plusieurs fois suspendu puis repris à la suite de recours successifs de l’administration Trump qui tente de l’orienter sous l’angle du respect des lois environnementales, ce procès pourrait bien constituer une première mondiale. Il ferait entrer dans les pratiques juridiques ce que plusieurs chercheurs tentent de théoriser depuis quelques années : les droits fondamentaux des générations futures. C’est le cas de la juriste Emilie Gaillard, maître de conférences à l’Université de Caen. « Pour les juristes, explique-t-elle, intégrer les générations futures dans leur univers, c’est accepter de réaliser une révolution copernicienne. En fait, le Droit, de manière tout à fait naturelle, a été pensé pour régir les relations entre les hommes actuellement vivants entre eux. C’était au droit de demain de s’occuper de l’avenir. Mais aujourd’hui, cela n’est plus possible. » (6) C’est le philosophe Hans Jonas, dans son ouvrage majeur Le Principe Responsabilité publié en 1979, qui a attiré l’attention sur le fait qu’en entrant dans une civilisation technologique pouvant mettre en danger les générations futures, l’humanité se trouvait face à des questions éthiques tout à fait nouvelles. Emilie Gaillard résume ainsi sa démarche : faire entrer ces nouvelles questions éthiques dans le Droit. « C’est comme si le Droit était pensé en deux dimensions. Mon travail, c’est d’y intégrer la dimension transgénérationnelle et de le faire passer en 3D. »

De la lutte des classes à la lutte des générations ?

Longtemps, on a pu se demander pourquoi un enjeu aussi grave que le réchauffement climatique ne donnait pas naissance à un mouvement social digne de ce nom, avec des mobilisations massives et des grèves comme cela commence à être le cas aujourd’hui. L’une des réponses possibles était : parce qu’aucun groupe social ne se sentait directement menacé. Il s’agissait d’une lutte abstraite, différée en quelque sorte, alors qu’historiquement, toutes les grandes mobilisations collectives faisaient converger l’intérêt général avec les intérêts immédiats et urgents de groupes sociaux précis – les ouvriers, par exemple, ou la population noire aux USA, ou des peuples luttant pour leur indépendance dans les anciennes colonies…

Ce qui semble se dessiner avec les grandes mobilisations étudiantes pour le climat, c’est qu’une ligne de conflictualité politique inédite s’ajoute à toutes les autres. Une génération entière accède à la conscience, directe et concrète cette fois, de toutes les conséquences qu’elle aura à subir de son vivant. Cette génération accède en même temps à une « conscience d’elle-même », comme autrefois on parlait de « conscience de classe ». Forte de cette conscience, elle serait alors en mesure de se dresser – radicalement ! – contre le vieux monde politique paralysé dans des trajectoires catastrophiques. La grève et le droit sont deux armes qui ont fait leurs preuves. Les générations futures s’en saisissent. Et c’est une excellente nouvelle politique.

Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane n°136 (mars-avril 2019), revue de Nature & Progrès

(1) Discours de Greta Thunberg à la COP 24 à Katowice (Pologne), le 14 décembre 2018.
(2) Aurore Coulaud, « Climat : les jeunes australiens en pleine rébellion contre le gouvernement », Libération, 5 décembre 2018.
(3) « Des milliers de jeunes dans les rues pour sauver le climat », 20minutes.ch, 18 janvier 2019.
(4) Elisabeth Schneiter, « Les jeunes et la justice pourraient faire plier Trump sur le climat », Reporterre, 14 novembre 2016.
(5) Elisabeth Schneiter, « Aux États-Unis, la Cour suprême entrave le procès des jeunes pour le climat », Reporterre, 23 octobre 2018.
(6) Pour un droit des générations futures !, conférence d’Emilie Gaillard, TEDxRennes, visible sur Youtube.

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