Un jour le sang a coulé…Clés pour comprendre

11 octobre 2019

Harcèlement de rue, harcèlement sexuel, droit à l’avortement remis en question, (re)définition du consentement… Le corps des femmes revient sur le devant de la scène et conduit ces dernières à se réapproprier un corps trop souvent déformé, malmené, contenu dans le regard des autres.

« Un jour du sang a coulé entre mes jambes. J’ai eu peur une fraction de seconde. Pourtant, je savais. Après, tout fut différent. Mon corps devint tout à coup étranger. C’est la première fois que je le sentis hors de mon contrôle. Un autre jour, on me surnomma « garçon manqué ». Porter un training et une casquette, des baskets, c’était apparemment pas attendu venant de ma part. C’est la première fois que je sentis que mon corps et ce qui le recouvrait ne m’appartenait pas totalement. Un autre jour, je cachais mes jambes poilues quand je me changeais dans le vestiaire de l’école. C’est la première fois que j’avais honte d’une partie de moi. Je ne savais pas d’où ça venait mais je savais qu’ils n’auraient pas dû être là, qu’on devait les cacher. C’est la seconde fois que je compris que mon corps ne m’appartenait pas complètement. Un autre jour, je sentis un regard posé sur moi, un regard que je ne connaissais pas jusque-là, qui me rendait mal à l’aise parce qu’il me déshabillait. C’est la troisième fois où je sentis que mon corps était à la fois mien et autre. Un jour, je ne sais pas trop comment, je trouvais que mon visage serait plus beau avec un peu d’eye-liner et du rouge à lèvres. Maman, le faisait aussi, se faire jolie. Je ne savais pas d’où ça venait mais en même temps je le faisais, tout naturellement comme si c’était en moi depuis toujours». (1)

Ce témoignage illustre bien la pensée de Simone de Beauvoir (cf. Le deuxième sexe) sur le rapport au corps des femmes. La philosophe Manon Garcia, souligne également que la différence entre les hommes et les femmes tient dans leur rapport au corps. Nous sommes tous et toutes à la fois des objets (corps pour autrui) et des sujets (corps pour soi) dans les relations interpersonnelles.

Cependant, la structure sociale de l’inégalité de genre « permet aux hommes de se définir systématiquement comme des sujets en définissant les femmes comme des objets » (2). Etre une femme, ce n’est pas seulement avoir un corps et vivre dans un corps, c’est aussi avoir un corps social objectifié (vu comme un objet) avant même de pouvoir faire l’expérience de son propre corps.

Un corps n’est pas un autre

C’est à la puberté que les jeunes femmes comprennent que leurs corps sont sexualisés : de par le regard des hommes mais aussi par des commentaires. « La jeune fille prend conscience que son corps n’est pas d’abord son corps mais ce qui la fait apparaitre dans le monde comme une proie possible » (3). Avant même de commencer à faire l’expérience de son corps, le corps de cette jeune femme a une signification sociale d’objet sexuel. « Alors que jusque là, elle n’attirait pas d’attention particulière, elle va se voir vue, se voir examinée, se voir désirée » (4).

Plusieurs études réalisées par des chercheurs en psychologie sociale de l’ULB ont révélé que « la sexualisation du corps induit son objectification dans le cerveau humain » et c’est d’autant plus le cas lorsqu’on présente une seule partie du corps. (5) Les chercheurs ont observé que l’activité neuronale se modifie en fonction de l’image qui est perçue. Aucun jugement humain n’est pris en compte ici. Ce qui confère à ces études une valeur incontestable : L’hypersexualisation du corps des femmes a une incidence sur les attitudes et comportements sexistes. La publicité cristallise le corps-objet (6) ; ce corps qui dans les mythes est tantôt considéré comme une proie, une source de dégoût ou une propriété. Pour Simone de Beauvoir, Eve est perçue comme un accident et comme une conscience naturellement soumise. Après avoir créé Adam et tous les animaux, Dieu décide de créer un être semblable à l’homme pour l’« aider » étant donné que ce dernier n’a pas trouvé d’aide au sein des animaux : « De la côte qu’il avait prise de l’homme, Yahweh Dieu forma une femme et il l’amena à l’homme. Et l’homme dit : Celle-ci cette-fois est os de mes os et chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée femme, parce qu’elle a été prise de l’homme. » Après avoir mangé le fruit défendu, Eve reçoit un châtiment : « Tu enfanteras des fils dans la douleur, ton désir se portera vers ton mari mais c’est lui qui dominera sur toi » (Extrait du livre de la Genèse dans la Bible). En d’autres termes : Eve, c’est l’aguicheuse sans laquelle Adam n’aurait pas cédé.

Libération des corps, libération des mentalités ?

« Un jour mon prince viendra… » La fameuse phrase consacrée dans un célèbre Disney traduit une passivité, l’idée d’un corps inerte, immobile qui attend, désespérément d’être libéré. C’est le seul but de la princesse, elle sera comblée une fois que son prince viendra la rejoindre, en dehors de ce dernier, elle n’existe pas.

Bien loin des fictions, le corps des femmes a suivi une évolution au fur et à mesure qu’on lui confère un peu de place dans la société. Elle peut faire usage de son corps pour travailler puisque les hommes sont partis à la guerre, elle peut travailler à la chaine pour autant que son corps reste à la place qui lui est assigné : auprès de son mari, de son foyer, de ses enfants. Celui-ci est enfermé sous des couches d’injonctions : faire le ménage, faire des enfants, s’occuper des enfants et de son mari.

Dans les années soixante, ce qu’on nomme communément libération sexuelle est une grande avancée. On assiste à une libération des mœurs, on dissocie la sexualité de la procréation. On milite pour l’accès à la contraception. Avant la révolution sexuelle, le désir des femmes n’était pas pris en compte, le mariage suivi d’enfants était la norme. Mais l’héritage de cet évènement important n’est pas tout rose, comme le souligne l’historienne féministe Malka Marcovich dans son essai intitulé L’autre héritage de 68, la face cachée de la révolution sexuelle : « Dans les années 70 dans les mouvements progressistes, il fallait coucher même sans désir pour avoir l’air libéré. Avant, il fallait coucher, même sans désir, pour procréer » (7). De l’injonction à la procréation, on passe à l’injonction à la jouissance qui peut être analysée comme une autre forme d’enfermement. Les violences sexuelles de plus en plus visibilisées grâce aux femmes qui osent parler, notamment sous le hashtag #metoo ou #balancetonporc, témoignent d’une liberté sexuelle relative. Elles traduisent la réalité d’un monde où la parole des femmes n’avait jusque-là pas grande valeur. Suite au courage de ces femmes qui l’ouvrent, aujourd’hui, on voit apparaitre dans le débat public de nouveaux questionnements sur les rapports femmes-hommes, notamment sur la notion de consentement et sur le désir des femmes.

Le capitalisme, l’accès des femmes à l’économie ne les a pas réellement libérées, jugent certains collectifs féministes. On joue sur la peur de vieillir et de mourir en proposant aux femmes toute une panoplie de produits et de techniques esthétiques, la vieillesse est ostracisée (8). Le capitalisme marchandise le corps des femmes, il se réapproprie le féminisme en proposant des taxis réservés aux femmes comme à Londres, des rames de métro comme au Japon ou même une île réservée comme en Finlande…

On protège les femmes plutôt que de leur apprendre à se défendre par elles-mêmes. On exerce sur elles et sur leurs corps de nouveau ce bon vieux paternalisme. Exprimer librement leur libido au même titre que les hommes, affirmer leur pouvoir sexuel et faire en sorte qu’on le reconnaisse ; voilà une des clefs pour retourner la situation. Dans leur manifeste Féminisme pour les 99%, les philosophes et sociologues, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser évoquent le pinkwashing capitaliste et dénoncent l’escroquerie du libéralisme sexuel. Selon elles, « le libéralisme sexuel soutient des politiques qui privent l’écrasante majorité, de conditions sociales et matérielles nécessaires à l’application concrète des nouvelles libertés inscrites dans la loi : certains Etats par exemple reconnaissent les droits des personnes trans mais continuent de se refuser à couvrir leurs frais médicaux de transition ». Le néolibéralisme ne remet pas en cause les conditions structurelles qui alimentent notamment l’homophobie et la transphobie (9).

On ne naît pas soumise, on le devient

Aujourd’hui, en 2019, dans nos sociétés occidentales supposées émancipées, les femmes n’ont aucune obligation à suivre une voie plus qu’une autre. Et pourtant, la réalité serait toute autre selon la philosophe Manon Garcia dans son livre On ne nait pas soumise, on le devient. Un sujet sensible à traiter puisque les réactionnaires agitent souvent l’argument selon lequel si les femmes se soumettent, c’est qu’au fond elles aiment ça ou qu’elles sont faites pour ça. « Les femmes sont toutes soumises parce que la société identifie la féminité à la soumission : On les éduque à la soumission », explique-t- elle dans une vidéo réalisée par Brut (10). « On pense aux femmes voilées ou aux femmes au foyer, mais toutes les femmes sont concernées : quand on s’affame pour entrer dans une taille 36, quand on s’occupe de faire des repas parfaits à instagrammer pour montrer à quel point on est une parfaite petite amie et mère de famille, quand on fait énormément de sport pour être mince et jolie et qu’on se maquille, les femmes se soumettent ! On apprend aux petites filles à être calmes et gentilles dès les premiers jours de leur vie, on les éduque à la soumission. Et c’est diffi- cile de se départir de ça. Les femmes se sentent tout le temps coupables : elles sont tiraillées entre l’impératif de liberté et l’impératif de féminité qui est un impératif de soumission ». On va dire qu’on est soit une potiche (si on joue le jeu de la soumission), soit qu’on est masculine et moche.

Pour la philosophe, ce n’est pas possible d’être libre et soumise. Comme solution, elle propose d’érotiser l’égalité : « On pense que ce qui est sexy, c’est de plaquer une femme contre un mur et de l’embrasser plus ou moins contre son gré comme on le voit dans les James Bond… Au fond, ça peut être sexy aussi, de trouver des for- mules pour demander Est-ce que tu as envie ? Il faut modifier nos structures mentales ! » ajoute- t-elle.

Le collectif Belges et culottées a milité avec succès pour que les protections hygiéniques soient taxées comme un bien de première nécessité et non pas à 21%, comme les produits de luxe. https://belgesetculottees.jimdo.com


Résistantes

Changer les structures mentales n’est pas une mince affaire ! Pourtant, des résistances s’élèvent un peu partout sur fond de réseaux sociaux : libération de la parole avec #me- too ou #balancetonporc, des jeunes femmes veulent se réapproprier leurs corps en postant sur leur compte instagram “Le Sens du Poil” des photos de leurs aisselles ou de leurs jambes poilues, d’autres postent des photos de leurs formes, ou leurs cheveux blancs, d’autres encore parlent de l’orgasme et de leur libido, d’autres réaffirment l’existence de leur clitoris, seul organe qui a pour vocation le plaisir et longtemps nié dans les manuels de biologie, d’autres affirment ne pas vouloir d’enfants ou réfutent l’idée d’un instinct maternel, d’autres encore veulent faire taire les idées reçues et la honte qui entourent les règles ou témoignent de violences gynécologiques comme sur ce blog à succès Marie accouche là (11). Sur la scène scientifique, on voit également émerger des découvertes ou des évidences qui étaient bien gardées, qui remettent complètement en question certains poncifs comme le fait que l’ovule attendrait passivement d’être fécondé par les spermatozoïdes. Aujourd’hui, on apprend qu’il n’en est rien, que l’ovule joue un rôle actif (12). Même la fameuse horloge biologique qu’on a souvent rappelée avec entêtement aux femmes, est aussi une réalité pour les hommes (13).

Et puis il y a les mobilisations… La première grève des femmes pour la Belgique (8 mars dernier). Aux USA, en Argentine, au Brésil, en Italie… des manifestations contre le recul de leurs droits à avorter… Des collectifs se rebellent contre ce système patriarcal, comme La Barbe qui interrompt les meetings dont l’affiche est majoritairement, voire 100% masculine, par des discours souvent ironiques en félicitant ces messieurs de réfléchir sur le monde. Les Femen quant à elles, utilisent leur corps comme outil politique pour faire passer des messages féministes. Elles revendiquent que leurs torses soient désexualisés comme celui des hommes et constatent qu’on les arrête quand elles mènent leurs actions seins nus, alors que quand le corps nu des femmes est utilisé pour la publicité, cela ne pose aucun problème.

Toutes ces résistances visent à changer les mentalités, à renverser le cours de l’Histoire souvent écrite au masculin. La lutte sera longue, elle ne cessera jamais. Le droit à l’avortement est menacé un peu partout dans le monde, au nom de Dieu, de l’ordre naturel des choses, de la protection… tous les arguments du passé retentissent au 21ème siècle, comme si les ingrédients de la recette n’avaient pas véritablement changé. Corps trop recouverts, trop découverts, corps sacralisés par la grossesse, corps trop poilus, trop maquillés, trop vulgaires… pas assez ceci ou pas assez cela : l’image de la madone et de la putain a malheureusement encore de beaux jours devant elle.

Claudia Benedetto
Article publié dans Contrastes n°192 (mai-juin 2019), revue des Equipes populaires

(1) Témoignage anonyme
(2) On ne naît pas soumise, on le devient, Manon Garcia, Flammarion, 2018.
(3) Idem
(4) Idem
(5) La sexualisation des corps les objectifie, Anne-Sophie Leurquin, mis en ligne le 31/01/2019, lesoir.be
(6) Cf. polémique publicité Aubade : Paris : polémique autour d’une publicité jugée sexiste, sur les Galeries Lafayette, M.-A. G., mise en ligne le 14/12/2018, leparisien.fr
(7) Malka Marcovich : « Il faut faire le tri dans la libération sexuelle de mai 68 », Eugénie Bastié, mis en ligne le 23/02/2018, lefigaro.fr
(8) Lire à ce sujet Mona Chollet : Sorcières, la puissance invaincue des femmes et Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine.
(9) Féminisme pour les 99%, un manifeste, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, p.64.
(10) Manon Garcia sur la soumission des femmes, Interview Brut.
(11) http://marieaccouchela.net
(12) Dire que le spermatozoïde pénètre l’ovule, c’est faire de lui un preux chevalier, Daphnée Leportois, mis en ligne le 5/02/19, slate.fr
(13) L’horloge biologique tourne aussi chez les hommes, Rédaction en ligne, mis en ligne le 3/07/17, lalibre.be

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