Mani-fêter dans l’air du temps lourdClés pour comprendreFocus

15 mai 2020

Quiconque a arpenté les rues d’une grande ville avec d’autres, brandissant des calicots et clamant des revendications porteuses d’autres possibles, a pu ressentir l’émotion le submerger, l’énergie le porter pour déplacer les montagnes des injustices… Emotion, communion, espoir d’un monde meilleur. Tout à la fois. Car parfois, s’engager pour une cause, c’est fêter ensemble l’utopie à venir.

« La fête n’est pas une révolution. Elle est une parenthèse à l’intérieur de l’existence sociale et du règne de la nécessité. Fêtes spontanées ou fêtes codifiées. Pendant la fête, on n’est plus vraiment soi-même. On se lâche ». Cette définition convient-elle à ces nouvelles manières de s’engager avec d’autres pour une cause à défendre ?
Dans son ouvrage Les luttes fécondes. Libérer le désir en amour et en politique (1), Catherine Dorion, auteur, artiste et militante québécoise, relève des similitudes entre sentiment amoureux et engagement politique, évoquant ainsi le couple, nos institutions politiques…

Il en va des communions pour une même cause comme dans l’élan qui nous transporte vers l’autre. Des chatouillements dans la poitrine, des étincelles crépitant dans les pupilles, une forte impulsion à courir, à danser, à enlacer. « En politique comme en amour, cette énergie est, la plupart du temps, soigneusement contenue à l’intérieur de cadres qui organisent les liens entre nous et qui empêchent les révolutions de prendre pied. » Le sociologue Emile Durkheim (2) parlait lui des états d’effervescence collective : « Entraîné par la collectivité, l’individu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne tout entier aux fins communes ». Après ce temps de « rêvévolution », des institutions se créent et promettent un avenir meilleur construit sur base de ce grand mouvement collectif puis peu à peu se sclérosent… A propos du « printemps érable » au Québec (3), Catherine Dorion écrit : « L’attitude générale, celle qui avait été complètement oblitérée des images qui envahissaient le téléjournal chaque soir, c’était la joie. Les individualités discontinues se reliaient en une fête véritable. On célébrait la découverte intime et partagée de la puissance du groupe. » Le désir est révolutionnaire. Et les conformistes et conservateurs de tous bords n’aiment pas cela, soucieux surtout que tout rentre dans l’ordre… établi. Mais établi par qui ? C’est là que se pose la question de la démocratie. La démocratie n’est pas là pour rassurer. « Elle a été imaginée pour que notre vie commune puisse devenir un espace de luttes ouvertes et décomplexées, un espace de sincérité. Elle n’a rien à voir avec les injonctions d’ordre et ces promesses de stabilité, avec ces mensonges que nous répétons en masse pour oublier que nous sommes en train de céder notre temps et notre vie contre du vent, de les céder à des gens qui ne nous aiment pas et qui en sont à dresser des murs entre nos existences ordinaires et leurs bateaux clinquants. »

Militer comme fêter le meilleur à venir (avenir)

La fête ne se glisse-t-elle pas au cœur même de ce qui nous anime dans nos actions partagées pour la justice sociale ? La motivation qui nous soulève et nous fait joindre, rejoindre d’autres bercés par les mêmes idéaux, n’est-elle pas quelque part, au cœur de nos combats… comme une fête à des lendemains supposés chanter ? « Nous sommes pris dans un monde de solitudes, mais il y a dans nos veines une énergie qui cherche à nous redonner les uns aux autres. À transformer la discontinuité en continuité, les petits points isolés en étendue. En politique comme en amour, cette énergie est, la plupart du temps, soigneusement contenue à l’intérieur de cadres qui «organisent» les liens qui nous unissent et qui empêchent les révolutions de prendre pied. Le couple. Nos institutions politiques. Les élections. Comme s’il n’existait pas mille autres manières d’entrer passionnément en contact les uns avec les autres. »

C’est cela que nous avons voulu explorer en interrogeant ceux qui s’assemblent pour dire non, pour dire stop, pour dire « tout autre chose ». Pour dire « qu’un autre monde est possible ».

Artivisme

Aujourd’hui, on parle d’artivisme… Parce que l’art porte plus haut, dans sa manière de transcender le concret de tristes constats pour leur donner une portée. De nouvelles manières d’organiser la révolte fleurissent. Des fêtes sauvages aux hackeurs sur Internet, en passant par des tentatives d’organisation politique comme ce fut le cas avec Nuit debout, nos démocraties sont secouées par des groupements à la créativité vivifiante. Comme si l’ordre établi nécrosait les mouvements citoyens qui jusque là avaient agi efficacement pour titiller les politiques et les amener à remettre en question certaines mesures allant à l’encontre du bien commun.
Ce sont aussi le phénomène des ZAD (zones à défendre, voir encadré page suivante). C’était déjà vrai dans les années septante lorsque dans la région de Couvin, un projet de barrage avait suscité un large mouvement citoyen associant dans un bel élan, des citoyens qui sans cela se seraient sans doute croisés sans jamais échan- ger. C’est ce que raconte le documentaire « La bataille de l’Eau Noire ». (4)

Les normes tueuses de libertés ?

Pour secouer les certitudes, lutter contre les préjugés, les idées reçues, les dérives dangereuses, colère et agressivité ont-elles plus d’impact ? L’art et la culture ont cela de puissant qu’ils nous renvoient en miroir la marche du monde en la réinventant pour en montrer les errements. Dessiner d’autres chemins, n’est-ce pas cela aussi le sens de la fête ? Dont la limite sera celle d’un pouvoir en place avec un arsenal répressif. On le voit au Chili, où les manifestants ont organisé de grands orchestres dans la rue mais où une jeune clown, Daniela Carrasco surnommée El Mimo, manifestant pacifiquement, a connu une fin tragique.

Pratiquer l’humour militant comme lorsque nos collègues de Verviers préparent, en live, leur recette de la soupe populiste. Montrer avec force l’absurdité du monde dans lequel on vit, c’est aussi le « travail » des caricaturistes. « Face à la montée des ténèbres, avant que la nuit tombe, il va falloir rallumer les lumières », remarque Jean-Michel Ribes, le directeur du théâtre du Rond-Point à Paris qui a intitulé l’une de ses sai- sons théâtrales : « Le rire de résistance » (5).

Parler d’amour

La fête, le rire, le lâcher-prise sont proches de la remise en cause du système mais, si le carnaval avait un rôle codifié d’exutoire, il n’autorisait pas de débordements qui bousculent l’ordre public. La religion, chose supposée sérieuse, a elle aussi ses fêtes, ses cérémonies, ses rituels. Emile Durkheim insiste sur l’aspect récréatif de la religion.

Mais la fête qui rassemble les militants autour de valeurs à défendre, d’un idéal de société, de croyances identiques, ne serait-elle pas une manière de revendiquer aussi un droit à la fête ? Celle qui porte en elle une force de changement, comme une invitation lancée à ceux qui vivent enfermés dans un carcan étroit, celle qui célèbre la vie telle qu’on la rêve. A l’heure où l’extrême droite gagne du terrain, revendiquer par la fête est une manière de se réapproprier une parole sans violence, en témoignant de la créativité positive dont l’humain est capable.

Laurence Delperdange
Article publié dans Contrastes Contrastes n°195 (novembre-décembre 2019), revue des Equipes populaires

Pour aller plus loin : Florence Aubenas et Miguel Benasayag, Résister, c’est créer (La Découverte, 2002).
Jérémy Sinigaglia, « Jacques Ion, Spyros Franguiadakis, Pascal Viot, Militer aujourd’hui », Questions de communication, 9, 2006. http://journals.openedition.org/questionsdecommunication

(1) Catherine Dorion, Les luttes fécondes. Libérer le désir en amour et en politique, Coll. Documents, Atelier 10, UQAM. Catherine Dorion est diplômée en art dramatique, en relations internationales.
(2) Emile Durkheim (1858-1917) est considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie française. Il a introduit le terme de conscience collective et de lien social.
(3) Le printemps érable, c’est le nom donné aux événements, mouvements sociaux et perturbations induits par la grève étudiante québécoise, dans l’enseignement supérieur en 2012, en réponse à l’augmentation projetée des droits de scolarité universitaires.
(4) La bataille de l’Eau Noire, documentaire de Benjamin Hennot, 2015.
(5) Paru dans Générations rebelles, Hors Série Le Monde, juillet-octobre 2014.

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