« L’homme le plus pauvre est une femme ! »Clés pour comprendreReportages

4 mars 2019

Christine Mahy, la Secrétaire générale du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté réagit à quelques mots-clés. L’occasion, à l’approche des élections, de mieux cerner l’univers complexe des pauvretés et d’en saisir les enjeux.

Namur, rue Marie-Henriette, je traverse une salle d’accueil chaleureuse et je pénètre dans une ruche de petits bureaux où chacun·e travaille avec ardeur. Et pour cause : on y organise la lutte contre la pauvreté.

Des chiffres

Dans les locaux du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), je vais à la rencontre de Christine Mahy, sa Secrétaire générale, qui vient d’être honorée du titre de docteur honoris causa de l’Université de Liège. À travers elle, c’est une reconnaissance de toutes les associations qui luttent inlassablement pour les droits des plus pauvres. L’occasion aussi de faire comprendre aux politiques et aux citoyen·ne·s que c’est une perte colossale pour la collectivité de se priver du potentiel de près de 20 % de la population.
Mais à quoi sert-il de multiplier des chiffres plus alarmants les uns que les autres ? De multiplier les images-chocs de décès de sans-abri ou d’incendies d’immeubles insalubres ? De faire grand bruit pour Viva For Life (campagne de la RTBF contre la pauvreté infantile) et d’ignorer les associations qui sont sur le terrain et accompagnent tout au long de l’année les personnes précaires dans les méandres des dispositifs d’activation ? Et que fait l’État ?
J’ai proposé à Christine Mahy un abécédaire de mots-clés que j’avais sélectionnés. Autant de portes d’entrée dans l’univers complexe des pauvretés. Elle a choisi quelques-uns de ces mots sans ordre de priorité. Et nous voilà partis pour une heure qui bouscule !

Violence

« L’appauvrissement, c’est faire violence, tonne Christine Mahy. Un État qui ne s’organise pas pour éliminer la pauvreté, c’est un état violent ! Certes, l’État n’a pas toutes les clés. Mais, au-delà, des discours généreux, c’est le cynisme qui domine : continuez à vous serrer la ceinture et à faire confiance aux lois du marché et de la finance. »
Et que dire des violences faites aux femmes ? « Si l’homme le plus pauvre est une femme, la femme la plus pauvre est souvent cheffe de famille monoparentale ! » À quoi on peut ajouter les violences conjugales, la prostitution pour survivre, les fins de mois impossibles, le statut de cohabitant·e… Des violences qui affectent évidemment les enfants et leur développement.

« Toutes les enquêtes démontrent que la « fraude » sociale, c’est une goutte d’eau… et que la fraude fiscale, c’est un océan. » Christine Mahy

Coupables

« Plutôt que d’incriminer le système, on accuse les individus, dénonce la Secrétaire générale du RWLP. On dit que c’est de leur faute, que ce sont des paresseux et des profiteurs. C’est terrible, alors que toutes les enquêtes démontrent que la « fraude » sociale, c’est une goutte d’eau… et que la fraude fiscale, c’est un océan. »
L’urgence, selon elle, c’est de consacrer 800 millions pour que plus personne ne vive avec des « revenus » inférieurs au seuil de pauvreté. Et cela pourrait rapporter à l’État ! « Mais on doit bien constater qu’on trouve des centaines de millions pour des projets qui profitent à d’autres. Pas pour lutter contre la pauvreté ! Et des « responsables » osent multiplier les réflexions sur la « fraude » sociale. Ce sont eux les coupables ! »

Cohabitant·e·s

« Le statut de cohabitant doit disparaître ! Il empêche les solidarités intrafamiliales, il « justifie » des atteintes au respect de la vie privée, il entretient le discours sur la « fraude », il pousse même à la délation. Or, ce n’est pas de la fraude : c’est de la débrouille pour survivre. Souvent aussi de la solidarité. Une fois encore, ce sont les femmes qui en sont les principales victimes. »
On trouve normal que de jeunes travailleurs vivent en colocation sans être pénalisés… « Et les mêmes trouvent normal d’entretenir la précarité avec ce statut de cohabitant·e qui réduit drastiquement les allocations sociales. » (1)
Médias
Depuis quelques années, les médias accordent plus de place aux problèmes liés à la pauvreté, observe Christine Mahy. Mais c’est trop souvent par le biais de faits divers tragiques. « Ce type de traitement occulte la masse des personnes précaires qui vivent en silence l’insalubrité de leur logement, qui doivent refuser à leurs enfants des sorties ou des vacances, qui ont des fins de mois très difficiles… »
Les médias font grand bruit autour d’opérations spectaculaires, mais cela n’aide pas les citoyens à voir clair : quelles sont les priorités pour éradiquer la pauvreté ? « La charité du public est une bonne chose, mais elle n’apporte pas de solutions à long terme. On n’entend pas assez que toute personne a « droit » à un logement sain, à une éducation de qualité, à l’accès aux soins de santé, à la mobilité, etc. Ça, c’est le discours des associations qui revendiquent l’effectivité des droits fondamentaux pour tout·e·s. »

Son message aux politiques
Christine Mahy n’est pas tendre avec le monde politique. Elle déplore les coupes sombres dans la Sécu, les inégalités qui s’approfondissent. Elle attend une véritable révolution en termes de priorités. Voici les siennes :
- Revenus : qu’il n’y ait plus jamais un seul revenu sous le seuil de pauvreté. Cela veut dire, entre autres, faire sauter le statut de cohabitant·e ;
- Logement : chaque ménage doit pouvoir disposer d’un logement correct à des prix abordables, avec des primes à la rénovation et à l’isolation ;
- Santé : tout le système doit être en permanence accessible à tout·e·s. Quand les fins de mois sont très difficiles, les pauvres en sont réduits à faire des économies sur les médicaments.
- Écoles : des écoles qui réussissent avec tout le monde, qui donnent confiance à tout·e·s, qui ne limitent pas leurs ambitions au « lire, écrire, compter », qui amènent chacun·e à choisir sa voie.
Tout se tient ! Ces mesures prioritaires et élémentaires dans un pays civilisé ne sont possibles qu’en changeant de vision de société : en sortant du credo de l’économie capitaliste et en développant une économie au service de tous les humains.
J. L.

Zones rurales

Les campagnes sont souvent oubliées : « tout pour les villes » où se prennent les décisions. La pauvreté en zones rurales est parfois plus stigmatisée que dans les villes du fait d’un contrôle social très puissant. Les pauvres n’ont pas la bonne manière de vivre : « Tu as vu leur voiture ? Est-ce qu’ils font assez d’efforts ? Ils n’ont qu’à travailler ».
« À l’inverse, c’est dans les villages qu’on rencontre parfois des solidarités remarquables pour rompre l’isolement de personnes âgées ou de mamans isolées. Ou pour pallier les difficultés résultant de fermetures de gares ou de transports en commun rares et chers. D’où la nécessité de disposer d’un véhicule pour chercher du boulot, se rendre au CPAS, se soigner, faire ses courses tout simplement. Il faut parfois aller loin pour accéder à certains services. »
Regard
« Notre regard sur la pauvreté, sur ses causes, sur les pauvres, est marqué par les discours dominants et discriminants. Pour changer ce regard, il faudrait multiplier les lieux où on informe autrement, où on rencontre, on écoute, on déconstruit les « fausses évidences », les préjugés. » (2)
Ce travail doit commencer à l’école évidemment. Il passe par les médias et doit se poursuivre dans les familles. C’est aussi la tâche des mouvements d’éducation populaire, des mutuelles, des syndicats où parfois la solidarité entre travailleurs et chômeurs n’est pas évidente. « C’est à tous les niveaux qu’il faut changer de regard. »

Jacques Liesenborghs
Article publié dans Plein Soleil n°839 (février 2019), la revue de l’ACRF – Femmes en milieu rural
Photo : (c) RWLP

(1) Au 1/9/18, le taux cohabitant était de 607 € si on est bénéficiaire d’un revenu d’intégration (CPAS), de 550 € si on a une allocation minimale chômage et de 465 € avec une allocation d’insertion. En 2018, le seuil de pauvreté était de 1.139 € pour une personne isolée. Voir aussi les revendications très proches de la Ligue des Familles : www.souslememetoit.be
(2) Pauvrophobie, Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, Éd. Luc Pire, 2018.

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