Récits de vie autour de la migrationReportages

20 septembre 2010

Comment apprend-on à parler la langue du pays de migration quand on est jeune adolescent primo-arrivant ? Des éléments de réponse à cette question ont été récoltés dans des récits de vie en groupe réalisés dans une classe de quatrième secondaire d’une école bruxelloise en discrimination positive, disposant de « classes-passerelles ».

Les récits se sont déroulés lors de séances collectives rassemblant les 17 jeunes de la classe-passerelle, leur professeur de français, issue de l’immigration marocaine, une logopède et une anthropologue d’un centre de santé mentale, belges l’une et l’autre, et deux agents du PMS arrivés petits d’Espagne en Belgique. (1) À travers ces récits, les jeunes primo-arrivants nous apprennent les conditions nécessaires à l’apprentissage du français.

Le cadre

D’entrée de jeu, le cadre a été établi : les récits seraient anonymes, nous choisirions chacun notre pseudonyme, toutes les personnes en présence prendraient part aux récits, dans le respect de chacun ; les témoignages ne seraient pas colportés en dehors de la classe, mais serviraient pour une recherche qui serait publiée et permettrait, peut-être, d’améliorer l’accueil des jeunes primo-arrivants. Les récits seraient enregistrés, dactylographiés, le texte soumis à l’approbation des membres du groupe qui pourraient le corriger, les enregistrements seraient ensuite détruits.

L’anonymat et l’effacement des enregistrements garantissent le respect de la vie privée et la protection des élèves qui « n’ont pas les papiers ». Le pseudonyme, objet d’un choix réfléchi chez chacun, permet d’expérimenter une position un peu décalée. La possibilité de corriger ses propos après lecture permet de nuancer sa pensée et d’évoluer dans un climat de confiance. Et enfin, ce qui me semble particulièrement riche dans ce dispositif, c’est qu’on met de côté, pour une fois, la hiérarchie classique (les jeunes d’un côté, les professionnels de l’autre) : on atteste ainsi que chacun a à donner et à recevoir.

Nous avons tous été frappés par une espèce de paradoxe : les jeunes primo-arrivants – les adultes d’immigration plus ancienne qui étaient parmi nous aussi d’ailleurs – ont un grand désir de partager leur expérience de la migration, mais spontanément, dans la vie de tous les jours, ils ne le font pas ! Par contre, sécurisés par ce cadre, ils ont énormément de choses à dire, d’une grande richesse…

Les récits recueillis constituent, il me semble, un véritable ensemble de « savoirs » sur l’institution-école, sur la pédagogie appliquée à l’enseignement d’une langue étrangère, sur la psychologie des groupes… Voici quelques processus à l’œuvre dans l’apprentissage du français pour les jeunes primo-arrivants qui se dégagent de l’analyse de leurs récits.

Dire non pour pouvoir dire oui

D’un côté, le « nous » de la Clap (classe passerelle dans laquelle les jeunes primo-arrivants apprennent le français durant un an). Entre eux, ils « se comprennent » même s’ils parlent des langues différentes. Ils s’aident des gestes et de l’anglais. Ils s’enseignent leurs langues respectives : les injures, les mots de la drague… Ils apprennent, par le jeu, les mots de la marge.

De l’autre côté, le français et les profs : « On ne les comprend pas ! ». À se demander si les profs sont capables de faire des gestes et de parler l’anglais !

Je rapproche cela de ce que disait Olivier DOUVILLE, un psychanalyste travaillant à Paris avec des jeunes issus de l’immigration : « C’est de pouvoir dire NON qui permet de dire OUI : parler plein de langues permet de se protéger suffisamment pour apprendre le français ». (2)

On est, bien sûr, en présence de langues « dominées » versus une langue « dominante ». Danièle CRUTZEN (3), chercheuse de l’Université de Liège et formatrice de terrain, souligne qu’une condition essentielle à l’apprentissage d’une langue étrangère réside dans le fait que la langue d’origine de l’apprenant soit prise en compte, ne fut-ce que de façon symbolique.

Apprendre une langue rime avec « aimer »

Pour être capable d’apprendre une langue, il est essentiel « d‘aimer être venu ici ». Les jeunes qui sont ici contre leur gré et rêvent de retourner vivre dans leur pays d’origine, ont beaucoup plus de mal à apprendre la langue que ceux qui sont satisfaits d’être ici, même s’ils ressentent de la nostalgie. Un jeune disait dans son récit : « Il n’y a personne qui veut quitter son pays et moi non plus. »

Pour se lancer dans un apprentissage, quel qu’il soit, il faut être bien avec soi-même, suffisamment capable d’assumer son passé, son histoire. Si l’on traverse une crise personnelle ou si l’on porte un passé trop douloureux, il est évidemment très difficile d’apprendre quoi que ce soit et peut-être surtout quelque chose qui sert et qui nécessite d’aller vers les autres.

Pour apprendre une langue, il est fondamental de nouer des relations importantes dans cette langue. En effet, une langue se transmet beaucoup plus qu’elle ne s’apprend. Si une rencontre amorce l’apprentissage, les rudiments de connaissance vont permettre d’autres rencontres et ainsi de suite, la boule de neige va grossir.

Il apparait aussi que la classe-passerelle est vécue comme la meilleure ou, au contraire, une mauvaise expérience, en fonction de la qualité des relations qui s’y nouent : « La Clap, c’est ma meilleure classe… C’était magnifique. On avait la même langue. On parlait de tout. On faisait des trucs ensemble, on était en confiance. » ; « Quand je suis venu et que j’étais en Clap, il n’y avait pas vraiment de solidarité. »

Avec les autres, ou seuls

Certains semblent pris dans un cercle vicieux : ils sont seuls, ils ne parlent pas le français, ils restent seuls. Deux des jeunes ont été inscrits dans « des écoles de Belges » dès leur arrivée, ils n’ont pas été intégrés et n’ont pu y apprendre le français !

D’autres, ou les mêmes plus tard, entrent dans un cercle vertueux : ils nouent des relations, ils apprennent le français, ils se font plus d’amis, leur français s’enrichit : « Je commence à apprendre. Je vois le plus d’amis possible… ». Un jeune homme, étudiant doué et motivé, s’est inscrit dans une « école de Belges » après avoir appris le français et, à ce moment-là, cela lui a été très profitable.

Ce groupe soudé, qui se constitue au sein de la Clap, peut soigner, selon DOUVILLE, les « angoisses dépressives » dont peuvent souffrir des jeunes vivant l’exil et, de ce fait, leur permettre de s’ouvrir vers l’extérieur. Ce groupe uni permet également, dit-il, de se protéger par rapport aux « angoisses de morcèlement » (angoisses identitaires, d’anéantissement) qui peuvent traverser ces jeunes « déracinés », mais le risque est alors de vouloir rester entre soi : « En Clap, nous étions enfermés dans notre groupe : on est en Clap, on ne parle pas avec les autres. »

La qualité des relations entre élèves et entre les élèves et les professeurs apparait, à travers ces récits, comme un élément essentiel dans l’apprentissage ; de cette observation découle la question suivante : ces dynamiques sont-elles suffisamment travaillées dans les écoles ?

On sent poindre néanmoins, ailleurs, ce que la solitude peut apporter de positif pour l’apprentissage. Un jeune réfugié politique, caché avec sa famille, durant plusieurs années, dans un petit logement d’un pays de transit, témoigne : « Ces trois ans m’ont appris plus de choses que les trois ans d’école que j’ai perdus. J’ai appris à parler, à savoir de quoi j’ai besoin vraiment ». « Lire m’a appris le français. »

Un des adultes ayant vécu l’exil tout enfant raconte qu’à son entrée dans une école où il était le seul étranger, il a ressenti une sorte d’injonction : « Maintenant, tu vas être le meilleur, tu es obligé d’être le meilleur parce que tu es différent. »

Une maîtrise du français renforcée

Ce dispositif a permis, à certains, de passer un cap dans l’apprentissage de la langue. Le professeur de français a souligné qu’elle avait entendu la voix de certains élèves pour la première fois !

Dans ce climat de partage, tous ont voulu ajouter leur pierre à l’édifice. Ce qui, je crois, a permis ce beau travail commun, c’est le fait que tous, y compris les professionnels, se sont impliqués, ont donné et reçu, se sont « mouillés » en parlant de leur expérience. C’est aussi qu’il était clair que nous avions un projet commun : la construction d’un savoir, qu’il ne s’agissait aucunement de déballage, mais d’un récit qui donne des contours plutôt qu’il ne déshabille.

Nous sentions, je crois tous, même inconsciemment, que la somme de ces histoires relevait d’une expérience sociologique collective et pas seulement d’une juxtaposition de vécus individuels. Peut-être que le dispositif permet justement cette prise de conscience que le vécu personnel (parfois douloureux, parfois honteux) a une dimension « historique », un caractère universel.

Nous avons travaillé dans le cadre du cours de français, en partant des ressources des élèves, et ce, doublement : tous ont été capables de s’exprimer et chaque récit a mis en évidence comment le jeune avait réussi à traverser les épreuves pour arriver jusqu’ici.

Ces jeunes qui, en français, parlent habituellement une « langue factuelle », celle de l’ici et du maintenant, faite le plus souvent de phrases simples sur le plan de la syntaxe, avaient adopté la « langue du récit », qui permet de dire ce qui n’est pas, ce qui a été, de voyager, qui adopte une double temporalité (celle de l’histoire et celle du récit qui en est fait), qui intègre des phrases complexes et permet l’expression des émotions. (4)

Ces récits ont permis à tous d’entrer dans l’expérience d’autrui, donc dans l’imaginaire, de faire des liens entre les expériences, ce qui favorise le développement des capacités de symbolisation (indispensables pour apprendre).

Enfin, comme l’explique Marie-Rose MORO (5), le récit permet de montrer comment le sujet construit des ponts entre deux mondes, deux langues ; il donne la place à ce qui existait avant et, par là, permet au sujet de s’ouvrir à d’autres mondes, d’autres langues. Il soutient une identité plurielle et ouvre à une communication de qualité.

Laurence Sorgeloos
Article publié dans TRACeS de changements (dossier « Devenir enseignant » – n°196 – mai/juin 2010), le périodique de ChanGements pour l’Egalité

(1) Cette expérience, et ce texte qui en découle, n’auraient existé sans Pascale JAMOULLE que je remercie beaucoup pour cela. C’est grâce à l’engagement enthousiaste de l’équipe PMS de l’école, Carmen CUEVA et Paco GONZALES, et du professeur de français Zubaïda FEGUIGUI que ce travail, associant des élèves et des professionnels, a pu avoir lieu. Ils ont été les médiateurs qui ont permis cette rencontre.
(2) Propos recueillis lors d’un séminaire organisé au Centre de Santé mentale Le Méridien, à l’automne 2009.
(3) D. CRUTZEN, La dissonance cognitive : quelques pistes pour l’enseignement du français en contexte multiculturel, in Les Actes de Lecture de l’AFL, n° 62, juin 1998.
(4) Ces jeunes primo-arrivants, ayant grandi dans leur pays d’origine, jouissent probablement pour la plupart d’une langue maternelle bien ancrée et valorisée, permettant le transfert des compétences vers une nouvelle langue.
(5) M.R. MORO, Enfants d’ici venus d’ailleurs, Hachette, 2004.

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