« Relativiser notre conception de la nature »Clés pour comprendre

10 août 2011

Dans notre culture occidentale, la séparation entre l’homme et la nature est consacrée. Mais d’autres cultures, d’aujourd’hui et d’hier, d’ici et d’ailleurs, ont d’autres conceptions, entretiennent d’autres rapports. Interview de Charlotte Bréda, anthropologue de la nature au Laboratoire d’anthropologie prospective (UCL).

La signification que l’on va donner à la nature, la relation que l’on va avoir à l’environnement, c’est de la culture. Pouvez-vous expliquer?

Ce que nous nous appelons « nature » varie en fonction des contextes culturels où nous vivons et où nous avons construit notre manière de voir le monde. Il y a autant de conceptions de la nature qu’il y a de cultures. En anthropologie, Philippe Descola a montré qu’il y a quatre grandes manières de vivre et de voir les relations aux non-humains : le naturalisme, l’animisme, l’analogisme, le totémisme.
Notre société occidentale est principalement naturaliste. Le naturalisme considère qu’on ne partage pas la même intériorité (la même âme, la même spiritualité, la même culture…) qu’un animal, mais qu’on partage une extériorité commune (notre corps biologique est composé des mêmes organes et suit les mêmes lois que le corps de l’animal, les mêmes atomes composent l’ensemble de l’univers). La culture différencierait l’humain du non-humain, mais également les sociétés humaines entre elles.
Mais ce que nous appelons « nature » en Belgique, par exemple, ne correspond pas à ce qu’un amérindien conçoit comme étant la nature. Si je prends le cas d’une communauté autochtone de la Côte-Nord du Québec, où je fais mes recherches, pour eux, la rivière, le rocher, le saumon peuvent avoir des caractéristiques mentales que l’homme a aussi. Ils font partie d’un tout, au même titre que l’homme. Ce sont ce que Philippe Descola appelle des sociétés animistes. Pour ces sociétés, il y a une différence physique entre l’homme et les éléments naturels, mais la même intériorité, la même « âme ». On voit cela aussi en Amazonie, où certains peuples considèrent qu’il y a des liens de filiation entre l’homme et le gibier, qui va être vu comme un beau-frère.
Mais même chez nous il y a des relents d’animisme : le fait de donner un nom à un animal de compagnie, on le personnifie, on le rend sujet, on lui attribue une âme. Il y a aussi l’analogisme qui est très présent dans notre culture. C’est la manière de penser antérieure à l’émergence du naturalisme, de cette séparation entre homme et nature. Par exemple, au Moyen-âge, on faisait une analogie entre le saule pleureur et une tête d’homme, d’où l’idée que le saule a des éléments qui peuvent soigner les maux de tête de l’homme. Encore aujourd’hui on utilise du saule pour soigner les migraines. L’analogisme, c’est penser que nous ne partageons rien de commun avec les non-humains, mais retrouver néanmoins des correspondances, pour donner du sens au monde. A l’opposé, il y a la pensée totémique, qui est toujours extrêmement présente chez les Aborigènes d’Australie. Ils considèrent que nous partageons avec les non-humains les mêmes spécificités physiques et mentales. On peut être relié à une pierre et à un kangourou en fonction du lieu d’où l’on vient parce que le « terreau » qui compose ces entités est commun.
On le voit, plusieurs façons de penser la nature coexistent au sein d’une même société, mais il y a, à un moment donné, selon les choix que la société opère, une manière de penser le rapport à la nature qui va prédominer.

Il y a une rupture, dans nos sociétés occidentales actuelles, entre d’une part l’homme – représentant de la culture – et d’autre part la nature. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné notre société a choisi ce modèle-là ?

Cette manière de penser qui sépare nature et culture, ou le corps et l’âme, s’est imposée chez nous avec la pensée moderne, cartésienne. Selon René Descartes, il faut se rendre maître et possesseur de la nature. L’animal est une machine de même que le corps humain, mais ce qui fait la supériorité de l’homme c’est son âme, sa culture. Cette vision a été renforcée avec les philosophes des Lumières (XVIIIème siècle) puis au siècle suivant par l’industrialisation qui se généralise en Europe et l’exploitation des ressources naturelles. La conséquence, c’est que l’on a commencé à penser le monde en catégories : ce qui est de l’ordre de la nature et ce qui est de l’ordre de la culture. Le monde ainsi catégorisé, on va pouvoir mieux le connaître, notamment par la science qui s’est de plus en plus spécialisée pour étudier des petits bouts de monde. Or, comme le montre le sociologue des sciences, Bruno Latour, le monde est fait d’hybrides, d’éléments qui n’appartiennent ni à l’une des deux catégories, ni à l’autre.

Les crises écologiques actuelles plongent-elles leurs racines dans cette vision toute occidentale du monde ?

Il y a toujours eu des crises environnementales. Des auteurs ont montré cela à travers l’histoire des différentes cultures, je pense par exemple à l’ouvrage « Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », dans lequel Jared Diamond soutient que certaines civilisations, telles que celles de l’île de Pâques, des Mayas ou des Vikings du Groenland, sont la cause de leur propre perte en raison de leur impact sur leur environnement.
Néanmoins, la crise actuelle est certainement liée à cette conception particulière de la nature séparée de la culture, d’une vision mécanique de la nature au service de l’être humain, avec pour conséquence l’exploitation des ressources, jusqu’à en perdre l’idée que ces ressources peuvent être épuisables. On commence à peine à se dire que si on continue à exploiter la nature comme cela on va droit dans le mur.
La difficulté de sortir de cette crise réside aussi dans ce qu’elle remet en cause notre culture, elle questionne un principe bien ancré dans notre société, celui de progrès, d’amélioration de nos modes de vie par nos connaissances scientifiques, solution à tous nos problèmes. Les modifications à entreprendre vont complètement bouleverser notre manière de concevoir la nature.

Pouvez-vous nous parler de la dimension culturelle du développement durable, concept qui se voudrait pourtant universel et à appliquer partout ?

Le concept de développement durable est un paradoxe. C’est une contradiction puisque l’idée de développement dépend de l’exploitation des ressources.
L’idée de développement durable est très ancrée culturellement et ne sort pas de la conception occidentale de la nature. Elle rejoint l’idée qu’il y a une nature originelle, vue comme une ressource, dont l’homme ne fait pas partie et qu’il doit protéger. Le développement durable ne peut donc pas être universel. Vouloir appliquer ce concept partout serait vouloir imposer une vision particulière à d’autres sociétés qui ont d’autres conceptions, ce serait une occidentalisation du monde, une forme de néo-colonialisme. Finalement, on a toujours voulu imposer notre vision du monde aux autres cultures. Il faudrait avant tout rendre compte de la diversité des points de vue sur la nature. Connaître les pratiques, les représentations, comprendre ce qui compte pour les autres cultures, c’est une question de démocratie. Le danger du concept de DD est qu’il fait croire qu’il change notre manière d’être à la nature, alors que cela ne change pas profondément notre vision du monde. Par ailleurs, cette idée de développement durable ne peut s’appliquer que là où il y a une logique de surconsommation, d’économie de marché et où les modes de vie appellent à une remise en question de l’usage de ces ressources naturelles.

Si on peut difficilement se débarrasser de notre propre culture, naturaliste en l’occurrence, pourquoi nous intéresser aux rapports que d’autres cultures entretiennent avec la nature ?

L’intérêt d’aller voir les autres pratiques situées ailleurs dans le temps ou dans l’espce, c’est de relativiser notre conception des choses. Se dire que même dans notre société nous avons eu un autre rapport à la nature à un moment donné, cela montre que les sociétés se transforment, évoluent. C’est ouvrir la porte des possibilités pour notre avenir. Relativiser la science en la replaçant dans un contexte culturel permet aussi d’être attentif à ce que nous imposons à d’autres cultures au nom du savoir scientifique. Il est fondamental de dire que c’est un processus d’explication du monde parmi d’autres manières d’expliquer le monde. On a intérêt à s’inspirer de la diversité des pratiques. Le danger c’est de penser que notre pratique vaut mieux que celle des autres, car chacun est convaincu que sa rationalité est la bonne. La démocratie ce serait de faire dialoguer ces différentes conceptions.

On le voit dans plusieurs cultures, certaines pratiques, méditatives, chamaniques, de possession, vont permettre de rentrer en contact avec l’environnement autrement qu’avec la pensée rationnelle. Pour se relier à la nature, faut il retourner aux spiritualités ? Et se détourner de la science ?

Je pense qu’il n’est pas possible de se détourner de la science car elle participe au plus profond de notre identité. Elle constitue également une des manières particulières d’entrer en contact avec l’environnement. La pratique nourrit un conception et inversement. Cependant, il faut rester critique par rapport à ce que la science fait et comment elle le fait. Elle se situe en fait, la plupart du temps dans une logique techno-scientifique, où une grande part de la science est mise au service de l’industrie. La science n’est pas indépendante de choix politiques et économiques.Il faut être capable de remettre en question ces idées bien ancrées dans la société selon lesquelles la science a raison. La science participe à nos choix de société et a donc un rôle à jouer dans nos modèles de demain.

Il ne faut pas forcément aller puiser dans d’autres pratiques « la » bonne manière d’être. Par contre, elles sont intéressantes à explorer. C’est intéressant de savoir que certaines personnes au sein même de notre société belge ont d’autres conceptions des choses et d’autres pratiques – que ce soient des pratiques spirituelles ou des savoir-faire spécifiques – ça a toujours existé dans notre société, mais elles ne sont pas dominantes mais peuvent s’influencer. Toutes ces pratiques sont des matériaux dans lesquels les sociétés peuvent puiser pour construire leur avenir. Il y a des choix que les sociétés peuvent faire.

Notre modèle culturel d’exploitation des ressources menace la nature. Menace-t-il aussi les autres cultures ?

Le modèle occidental d’exploitation des ressources naturelles s’est largement diffusé, mondialisé. On a intégré dans notre système économique occidental des communautés qui vivaient avec ces ressources. Pensons à l’exploitation de la forêt en Amazonie par exemple. On rend ces communautés amazoniennes dépendantes de notre système. Cela ne veut pas dire qu’elles perdent leurs spécificités culturelles, parce que chaque culture a des stratégies pour bricoler ses identités culturelles. Mais toute une partie de leurs savoirs traditionnels est menacée, pensons à la pharmacopée menacée par la disparition des essences rares accaparées par les cultures occidentales, que ce soit par les firmes agroforestières ou les firmes pharmaceutiques. Leur culture n’est pas menacée de disparition totales, mais on les force a se transformer, certains savoirs disparaissent. Elles sont menacées par le fait qu’pn détruit leur nature, leur manière de voir la nature, en imposant la nôtre qui est une logique d’exploitation et de destruction de l’environnement pour servir nos modes de vie.

Propos recueillis par Christophe Dubois

Article réalisée dans le cadre du dossier « Nature et cultures plurielles : changeons de lunettes », de Symbioses (n°91 – été 2011), magazine d’éducation à l’environnement du Réseau IDée

2 commentaires sur “« Relativiser notre conception de la nature »”

  1. Bonjour et merci pour cet article très intéressant !

    Permettez-moi de vous orienter vers cet autre, qui traite du sujet de notre avenir sous un autre angle.

    http://www.theorie-de-tout.fr/2012/08/26/espoir-obscura-berruyer-mignerot-crises/

    Cordialement.

  2. BERNARD Vincent dit :

    Bonjour,

    Je suis éco-conseiller et n’ai jamais été convaincu par le concept de Développement Durable qui est pourtant prôné par une grande majorité des membres de ma profession.

    Difficile d’aller à contre courant des valeurs prônées par une société tout en ne croyant pas vraiment aux valeurs du changement qu’on est sensé promouvoir!

    Avant d’être raisonnée, cette pensée est avant tout intuitive. Sans nécessairement mettre des mots sur des idées précises, l’intuition de faire fausse route! Faire confiance à son intuition est à mon avis primordial. Peut-être celle-ci prend-elle sa source dans l’inconscient collectif de notre passé animiste?

    Quoi qu’il en soit, votre article est passionnant et me confirme beaucoup d’idées ou d’intuitions personnelles pas faciles à mettre en forme! Je dirais humblement qu’il donne une charpente à certaines de mes idées…mais j’avoue que c’est là qu’est la tâche la plus difficile : structurer ses pensées!!

    Beaucoup de connaissances me font bien évidemment défaut pour y parvenir!

    Dés lors, comment aller plus loin, personnellement ou même….professionnellement?

    Merci pour cet article!!

    Vincent BERNARD