L’éducation populaire, un levier de changement collectifClés pour comprendre

5 février 2015

Elle n’est plus dénommée populaire mais permanente… Au-delà des mots, qui ont pourtant leur importance, l’EP est-elle encore porteuse de changement social ? Et si oui, comment des mouvements comme le nôtre y contribuent-ils concrètement ? Quelques éléments critiques pour y réfléchir.

L’éducation permanente a ses détracteurs, y compris au cœur de nos propres mouvements sociaux. Certains lui reprochent de se confondre avec la « permanence de l’éducation ». Jeu de mots ? Vous pouvez le voir comme ça… Mais grattez le vernis et vous y percevrez des différences fondamentales. Derrière « la permanence de l’éducation » se cache l’apprentissage tout au long de la vie, la formation permanente, le travail sur l’individu… Le « ron-ron » de l’éducation, objecteront les plus réfractaires. Très noble de contribuer à faire grandir le savoir et l’esprit critique de chacun, mais ce n’est pas là le cœur de l’ambition de l’éducation populaire…

Apprendre ou agir ?

Les plus savants d’entre nous diront que la mission fondamentale de l’éducation populaire, c’est de construire ensemble des savoirs, d’en faire des savoirs collectifs qui deviendront stratégiques dans une vision de transformation sociale. Des savoirs critiques et collectifs au service d’une action sur la société, sur le monde qui nous entoure. Une dynamique qui fait grandir la démocratie, parce qu’elle implique ceux qu’elle touche, qu’elle suscite la participation, et qu’elle produit du « mieux vivre » !

Ces débats-là, tous les mouvements et associations d’éducation permanente les rencontrent aujourd’hui. Sommes-nous des « écoles de citoyenneté » ? Ou sommes-nous des « syndicats de la vie quotidienne » ? Des écoles de citoyenneté où se construisent des savoirs critiques, des citoyens plus conscients ? Ou sommes-nous des syndicats de la vie quotidienne où l’action collective doit prendre ses appuis pour emprunter des chemins qui revendiquent et construisent des droits nouveaux ?
La réponse à cette question est inévitablement dans l’articulation des deux idées. Ne dit-on pas de l’éducation permanente qu’elle poursuit « une perspective d’émancipation individuelle et collective » ? (cf. article 1er du décret Education permanente).
Dans la vie des associations et mouvements comme les nôtres, l’expérience quotidienne démontre qu’il n’y a pas lieu de les opposer, ou si peu. Mais qu’il convient de les articuler !
Lorsque des groupes de citoyens se créent, sur le terrain local, réunissant une poignée de personnes sur des sujets parfois très précis, on peut avoir l’impression que la distance avec l’idée de transformation sociale est intersidérale. C’est qu’on associe souvent changement social et « grand soir ». Et pourtant…
Quand des gens, là où ils vivent, se saisissent d’une question qui les affecte ; quand ils tentent ensemble d’en faire leur propre analyse et d’envisager les réponses adéquates à y apporter ; quand ils imaginent des moyens de la faire connaître, de propager ces idées, de créer des résultats voire parfois d’obtenir des avancées ; on est en plein dans les processus de transformation sociale !

Des citoyens qui chassent

A Anderlecht, les membres du groupe sont frappés par la crise du logement. Ils en parlent à leurs réunions. Et ils sont étonnés de la difficulté d’obtenir un logement alors qu’ils constatent que de nombreux logements sont inoccupés. La chasse aux logements vides commence : ils vont parcourir les rues de la commune, répertorier les immeubles inhabités, prendre contact avec l’échevinat en charge de la question, comparer les données… Un impressionnant savoir sur la question se construit. Leur travail engendre la création par la régionale d’un site internet qui permet au citoyen de participer en ligne au repérage de logements vides partout en Région bruxelloise ! Tout ce travail suscite l’intérêt du groupe à déborder le strict enjeu de « la vacance immobilière », comme disent les spécialistes. Ils se penchent ainsi sur des questions comme la régulation des loyers privés. Et certains s’engagent dans le groupe régional qui organise une vigilance sur les politiques de logement à Bruxelles… Ils assistent même à des réunions de la Commission logement du parlement bruxellois !

Un banc à palabres

A Loncin, quelques citoyens décident de réaliser un reportage photo sur « les belles choses de mon quartier ». Ils se disent qu’ils vont en faire une exposition. Les voilà dans les rues à « flasher », à rencontrer des habitants, à écrire (jusqu’à la poésie !) ce que leur inspirent ces découvertes. Mais très vite ils constatent aussi que de nombreuses situations posent question. « Monsieur le Bourgmestre, dira une participante lors du vernissage, nous avons fait une exposition sur les belles choses du quartier. Mais la prochaine, ce sera sur tout ce qui ne va pas ! ». Et parmi « ce qui ne va pas », il y a le manque de lien social. Le groupe met le doigt sur le peu de vie collective, l’absence de lieux de rencontre, l’isolement de certains quartiers… D’où l’idée de faire s’exprimer les gens, en créant un banc public itinérant. Ils l’appelleront le « Ban’contact » ! Un banc qui vit, qui fait parler les gens et qui permet de recueillir des paroles de citoyens. L’arbre à palabres de Loncin en quelque sorte…

N’a-t-on pas, dans ces deux exemples, produit un peu de droit nouveau ? Cela ne mènera-t-il pas à formaliser des revendications pour un mieux vivre ? La transformation n’est-elle pas en route ? On se rend compte que le groupe s’est en tout cas découvert une « puissance d’agir », comme en parle Christian Maurel (1). Tous ces savoirs construits dans le groupe ont pris une dimension stratégique qui sert de levier à un changement collectif !

Elargir le front

Prolongement naturel de la réflexion, c’est que « l’union fait la force » ! Il serait bien prétentieux de croire que nous sommes seuls au sein d’un même mouvement ou d’une association à pointer des dysfonctionnements, des inégalités, des injustices. Nous faisons tous l’expérience de notre petitesse face à certains des enjeux que nous combattons.
Une évidence saute aux yeux : si le « front du combat » ne s’élargit pas, les espoirs de victoires (si petites soient-elles parfois) s’envolent rapidement.

L’exemple du travail mené par notre mouvement en matière de lutte contre les pièges du crédit facile et le surendettement est éloquent. Des indignations et témoignages ont été exprimés dans plusieurs de nos groupes locaux sur les conséquences désastreuses de ces crédits faciles dans les grands magasins. Le mouvement en a fait une campagne de sensibilisation, et a institué la « Journée sans crédit ». Seul d’abord, puis dès la seconde année d’action avec d’autres institutions préoccupées du même combat (le GREPA, les centres de référence, etc. ), pour former rapidement la Plateforme « Journée sans crédit » dont l’action s’étend à l’ensemble du territoire national. A côté du travail de prévention et de sensibilisation, des revendications sont portées. Des contacts politiques s’organisent. Des projets de loi sont déposés par des parlementaires. Et la législation sur la consommation évolue : protection du consommateur accrue, exigences envers les prêteurs renforcées, formation des médiateurs de dette améliorée… En 10 ans, l’encadrement légal du surendettement a significativement été modifié ! Tout ce travail n’aurait évidemment pas été possible sans l’action en partenariat.

Quoiqu’il en soit, souligner les victoires, les avancées obtenues, est fondamental pour entretenir le moteur du changement. Cela démontre que le possible est au bout du combat. Même s’il demande du temps, de la persévérance et de la suite dans les idées !

Appliquée à l’évolution de nos sociétés, où les logiques néolibérales accroissent sans cesse le fossé entre les plus riches et le reste de la population, cette idée de mise en partenariat, de réseaux, de regroupements, plaide pour la construction d’un front social large, renouvelé, capable de faire fi de ses divisions historiques ou institutionnelles. Le monde de l’éducation permanente, et plus largement le monde associatif, fait de plus en plus souvent la preuve qu’il est en mesure de dépasser ces clivages. Les expériences de réseaux d’action pluralistes se multiplient. Le monde syndical rencontre davantage de difficultés. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent en tout cas pour revendiquer ce large front social (2). Et sans aucun doute, la part active que les organisations d’éducation permanente prendraient dans ce(s) front(s) élargis terminerait de démontrer son potentiel de transformation sociale.

Jean-Michel Charlier
Article publié dans La Fourmilière, complément du Contrastes n°165 (nov-déc. 2014) des Equipes Populaires

(1) Maurel Christian, « Education populaire et puissance d’agir », L’Harmattan, 2010
(2) Voir Intermag, « Vers un front social beaucoup plus large », Christine Mahy et Jean Blairon, RTA, octobre 2014