Pourquoi les gens ne changent-ils pas ? (3/6) : Gandhi, Rabhi, colibris… rikiki ?Clés pour comprendreFocus

15 juillet 2016

Nous sommes en train de changer d’ère. D’une ampleur difficilement mesurable, le basculement en cours est tel qu’on parle d’une nouvelle époque géologique : l’anthropocène. Pourtant, tout semble suivre son petit bonhomme de chemin, la pluie et le beau temps, métro boulot dodo, rien de neuf sous le soleil en apparence. Cette rubrique publiée dans la revue Valériane est consacrée à explorer, sous divers angles, la question suivante : pourquoi les gens ne changent-ils pas ? Troisième chapitre : les démarches individuelles et volontaires. Mises ensemble, peuvent-elles, par contagion, modifier les sociétés en profondeur ?

« Soyons le changement que nous voulons voir dans le monde ». La phrase est attribuée à Gandhi et fait florès sur les réseaux sociaux, sur les appuis de fenêtre et en exergue des bouquins. Elle alimente quelques autres citations du même acabit et sert de socle philosophique à un mouvement de pensée et d’action qu’on peut regrouper, grosso modo, sous les vocables de simplicité volontaire ou de sobriété heureuse. L’esprit de ce mouvement, plus que jamais, est incarné par Pierre Rabhi et la légende du colibri qu’il a popularisée :

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. » (1)

Une éthique… efficace ?

Dans les premiers articles de cette série – voir vos deux Valériane précédents -, nous avons relevé plusieurs obstacles à un changement des comportements individuels dans un contexte de crise écologique pourtant objectivement dramatique. Entre autres, le fait que la simple connaissance de données scientifiques ou d’informations théoriques ne suffit pas à déclencher de modification substantielle des modes de vie et des orientations politiques. Par ailleurs, il s’avère que les dégradations des écosystèmes et des sociétés, ainsi que leurs éventuelles régénérations, ne se produisent pas de façon linéaire et proportionnelle à leurs causes, mais par ruptures, subitement. Ainsi, avant les catastrophes, personne ne les pense possibles car les apparences semblent moins alarmantes que ce que disent les chiffres et ce que prédisent les modèles. On sait, mais on n’y croit pas. La philosophie d’un mouvement comme celui des Colibris semble, a priori, proposer une démarche de changement capable de lever de tels freins.

En effet, ce qui est mis en avant, tant dans le discours de Pierre Rabhi que dans les groupes de simplicité volontaire, c’est la dimension spirituelle du changement, qui s’enracine dans une éthique. Autrement dit, il ne s’agit pas ici de modifier les choses par l’extérieur, sous la contrainte de données objectives, mais bien par un changement de regard, par une « insurrection intérieure » des consciences. Et ce changement de regard est voué à se communiquer par contagion en quelque sorte, de proche en proche, grâce à des rencontres, à l’engagement personnel, à l’inspiration de personne à personne. Jusqu’à atteindre un point de bascule sociologique ? Chacun l’espère, bien sûr, mais nous allons ici nous poser la question de façon directe : est-ce que cela fonctionne ? Est-ce que cela change réellement la société ?

Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, interrogé par le journal L’Âge de Faire au sujet de Pierre Rabhi, a cette réponse diplomatique : « Je le connais personnellement assez peu. La seule chose, c’est que j’ai une pensée urgente et plutôt que le colibri, je préfère un canadair méchant qui va éteindre l’incendie. » (2) Voici posée la question de l’efficacité : miser sur les changements individuels des consciences, cela peut-il enrayer à temps les catastrophes écologiques en cours ? Le timing n’exige-t-il pas des réactions autrement plus rapides ? Plus fondamentalement : la voie individuelle de l’engagement et de l’exemple est-elle convaincante ?

Des décroissants sinistres aux exaltés incohérents

Pour Paul Ariès, l’un des promoteurs en France du courant politique de l’objection de croissance, l’attitude strictement exemplative revient à jouer à « Plus décroissant que moi tu meurs » (3). Exhiber ses choix de vie, lors d’une conférence ou en repas de famille, est probablement la meilleure manière de dégoûter à jamais un interlocuteur de l’écologie. Dresser une liste de vertus « décroissantes », souvent en forme d’inventaire de privations – je n’ai pas de TV, pas de bagnole, pas de GSM, je ne bois pas de Coca, etc. -, séduira peut-être quelques esprits déjà rebelles mais produira l’effet inverse sur la majorité : du rejet, voire de l’écœurement et – pire ! – un prétexte tout trouvé pour les adversaires de l’écologie. Ceux-ci la fragiliseront d’autant plus facilement en la qualifiant, entre autres, d’ »écologie de la contrition » ou d’ »écologie punitive » (4).

Du coup, par retour de balancier, depuis quelques années un dogme semble s’être installé : il faut montrer des choses positives, on en a marre des avertissements et des leçons de morale ! Dans cette optique, le récent succès en salles du documentaire Demain est réjouissant. Il donne envie de croire que cette fois, c’est la bonne, qu’enfin une proportion suffisante de citoyens est prête à inverser le cours de l’histoire. Pourtant, quelque chose en nous sait que sous la vague d’enthousiasme, l’océan des habitudes a une force d’inertie beaucoup plus grande. Un ami enseignant me confiait récemment : « Certains collègues me parlent du documentaire Demain avec des étoiles dans les yeux, ils me plaquent presque au mur dans les couloirs en me forçant à dire avec eux que c’est génial, que tout va changer. Mais la plupart d’entre eux roulent en 4×4 et ont un train de vie à cent mille lieues d’une empreinte écologique soutenable… Je n’arrive pas à me joindre à l’enthousiasme général. » Cette anecdote ne mériterait pas d’être rapportée si elle ne trouvait, hélas, d’innombrables échos dans nos expériences de vie. Or il faut reconnaître que toute incohérence pose un problème majeur à la crédibilité de celui qui propose – ou s’enthousiasme pour – une autre voie existentielle.

Impasse du prosélytisme

Nous voici donc face à un dilemme qui semble insurmontable : soit assumer l’austérité monacale d’une vie absolument cohérente mais c’est presque impossible, et très rebutant pour le profane qui n’y voit que privations -, soit prendre le parti de l’exubérance – un peu forcée – sans trop s’embarrasser d’évidentes contradictions – et perdre alors tout crédit. Ces deux extrêmes sont le fait d’inclinations humaines. Entre les deux, reconnaissons qu’il y a théoriquement la place pour une vie authentiquement joyeuse et cohérente avec les idéaux de la simplicité volontaire. Chacun a pu croiser sur sa route des personnalités hors du commun, inspirantes, dont la rencontre est souvent décisive et dont les choix de vie sont à la fois exemplaires, assumés et communicatifs. Mais leur nombre est, hélas, bien plus faible que celui des convaincus qui se retrouvent, malgré eux, piégés par l’immense gouffre qui sépare les idées radicales de… la capacité à changer radicalement. Et qui en reviennent ou en deviennent, au choix et mille fois hélas : aigris, déçus, grillés, malades, marginalisés, coupés du monde… Voire carrément paranoïaques ou conspirationnistes !

Ainsi, dans la pratique, le précepte de Gandhi, « se changer soi-même pour changer le monde », semble-t-il montrer quelques limites, du moins dans la capacité à faire boule-de-neige. Si les gens ne changent pas, ou en trop faible nombre, ou pas assez vite, c’est donc probablement aussi en partie parce que la manière de vivre de ceux qui affirment avoir changé ne suffit pas à convaincre les autres. L’alternative visible n’est pas assez désirable, en regard de tout ce que le contexte sociétal et l’imaginaire collectif a construit en termes de désirs, d’inquiétudes, de représentations et d’habitudes (5). L’hypothèse est douloureuse mais il faut la prendre en compte. Non pour décourager les efforts des partisans de la sobriété heureuse mais pour réconforter ceux-ci au contraire, pour « relâcher la pression » : l’avenir de la planète ne dépend pas de leur seule vertu.

Il existe des rapports de force (politiques), des blocages (psychologiques), des verrouillages (socio-techniques) et des illusions (philosophiques) qu’un prosélytisme vert ne peut lever par la seule force de l’exemple et du zèle. Nous avons déjà abordé certains de ces obstacles au changement, nous en aborderons d’autres dans les articles suivants de cette rubrique. Clôturons celui-ci en adaptant notre intuition initiale. Puisque cela ne semble guère fonctionner à l’échelle collective, pourquoi une démarche profonde d’insurrection des consciences apparaît-elle tout de même indispensable ? Et comment, à quelles conditions, peut-elle alors survenir ?

Réhabilitation du politique

Tout ce qui vient d’être lu semble remettre en question les démarches de simplicité volontaire et de sobriété heureuse. Ce n’est pas le cas. Ce qui est en cause, c’est la part que peuvent prendre ces démarches dans un débat de société. Si elles apparaissent comme le seul chemin possible, si elles s’accompagnent d’un discours de dénigrement général des institutions, des dynamiques politiques, des autres préoccupations collectives ou, pire, de jugements interpersonnels et culpabilisants, alors de fait elles en deviennent nuisibles au changement collectif lui-même, et ont pour seul effet de créer une fracture sociale entre ceux qui se revendiquent « conscients et responsables » et les autres. De tels colibris auraient un impact rikiki et rififi. Mais l’exigence de « faire sa part » n’a pas vocation à être un dogme exclusif, à encourager au repli, de la même manière que Gandhi ne s’est pas contenté d’être vertueux dans son ashram. Gandhi a fait bien davantage que « sa » part, il a mené des luttes politiques et s’est investi bien au-delà de sa propre responsabilité dans les déséquilibres du monde. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que la sobriété heureuse ou la simplicité volontaire sont utiles à partir du moment où elles deviennent des socles pour une action qui mène bien au-delà de leurs cercles. Contre-productives en tant que conseils aux autres, elles sont un puissant moteur en tant qu’exigences pour soi. Exigences philosophiques, spirituelles, qui impliquent des engagements collectifs, politiques et sociaux.

Nos attachements ne sont pas une mince affaire…

Enfin, il est illusoire de penser qu’un individu possède en lui-même les ressources pour s’arracher à ses attachements et à ses dépendances – par exemple : le confort, la télévision, la cigarette, la voiture, le supermarché, le produit vaisselle super-dégraissant, la propriété privée, le gravier net sans aucune herbe, les magazines de publicité ou de sport, les réseaux sociaux, etc. Cette vision de la liberté comme détachement de toute une série d’entraves est un mensonge : on ne se détache que pour s’attacher à autre chose (6). Par ailleurs, les objets ou les habitudes qui semblent nous attacher au modèle consumériste ne sont pas des défauts ou des détails dont nous serions esclaves. Ce sont les manifestations extérieures d’attachements existentiels (7), souvent profondément inscrits dans une histoire. La première fois que ma grand-mère, ou la vôtre, a emmené ses enfants dans un supermarché fut un moment sacré, l’expression d’un espoir authentique et émouvant, celui d’une vie meilleure, plus sûre, moins pénible. L’habitude du supermarché, du portable ou de la voiture individuelle, entre autres exemples, est donc enracinée dans un enchevêtrement de valeurs, d’actions et de croyances.

« Moins de biens, plus de liens » : les slogans, tout admirables et justifiés qu’ils soient, sont impuissants à dénouer cet enchevêtrement. Ils restent à la surface de la conscience, dans l’illusion de la maîtrise et du choix strictement rationnel. Ils ont cependant le mérite de désigner ce qui est essentiel : ce qui fait agir, ce sont les liens. Ainsi, comme l’exprime l’anthropologue Bruno Latour, « la question ne se pose plus de savoir si l’on doit être libre ou attaché, mais si l’on est bien ou mal attaché. L’ancienne question faisait de la liberté et de l’autonomie du sujet le souverain bien. La nouvelle question (…) nous oblige à considérer la nature précise de ce qui nous fait être. L’ancienne question dirigeait l’attention soit vers le sujet, soit vers le monde étranger des forces qui pouvaient l’aliéner ; la nouvelle s’attache aux choses mêmes. » (8)

En suivant Bruno Latour, ce n’est donc pas par l’addition de volontés « en réseau » que nous créons un autre monde, mais par l’entremise de liens et d’attachements nouveaux, qui nous « font faire » autre chose. La sobriété heureuse n’est donc en aucun cas pour nous un « modèle à propager » sous forme de kit de changement, mais plutôt une intuition de ce qui peut advenir quand on s’attache à d’autres manières de cultiver, de manger, de se parler, d’éduquer nos enfants, de pratiquer la démocratie, le commerce, de concevoir la technologie ou la propriété… Tout sauf simple !

Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane n°119 (mai-juin 2016), revue de Nature & Progrès

Illu : logo du Mouvement Colibri

(1) ) http://www.colibris-lemouvement.org/revolution/cest-quoi-un-colibri
(2) « Il faut que le vivant colonise la haute technologie » dans L’Âge de Faire, n°100, Nos utopies pour 2050, Septembre 2015.
(3) Paul Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte, 2010.
(4) Voir, par exemple, Iegor Gran, L’écologie en bas de chez soi, Paris, P.O.L., 2011 ou Pascal Bruckner, Le fanatisme de l’apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme, Grasset, 2011.
(5) Christian Arnsperger appelle cela le « piège capitaliste », c’est-à-dire la capacité du capitalisme à se présenter comme la seule et unique réponse aux aspirations existentielles des êtres humains : « Le cœur du piège existentiel capitaliste réside, comme dans tout système à velléité totalitaire, dans la capacité à convaincre les personnes que chaque axiome A est la réalisation d’ores et déjà parfaite de la visée V correspondante et que si quelqu’un se trouve en désaccord, c’est que cette personne est mal adaptée au ‘monde réel’. » (Nicolas Brisset, « Christian Arnsperger, Éthique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel », Œconomia [En ligne], 2-1 | 2012, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 16 mars 2016. URL : http://oeconomia.revues.org/1669)
(6) Bruno Latour, « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement » in André Micoud et Michel Peroni, Ce qui nous relie, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, pp. 189-208 (2000). http://bruno-latour.fr/sites/default/files/76-FAKTURA-FR.pdf
(7) Christian Arnsperger, Éthique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, Paris, Cerf, 2009.
(8) Bruno Latour, op. cit.

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