Pourquoi les gens ne changent-ils pas ? (5/6) : certitude, servitudeClés pour comprendreFocus

7 novembre 2016

Nous sommes en train de changer d’ère. D’une ampleur difficilement mesurable, le basculement en cours est tel qu’on parle d’une nouvelle époque géologique : l’anthropocène. Pourtant, tout semble suivre son petit bonhomme de chemin, la pluie et le beau temps, métro, boulot, dodo, rien de neuf sous le soleil en apparence. Cette rubrique est consacrée à explorer, sous divers angles, la question suivante : pourquoi les gens ne changent-ils pas ? Cinquième chapitre à propos de tout ce qui pèse dans nos têtes, sous forme de certitudes plus ou moins indispensables, plus ou moins mortifères…

Toutes ces choses qui nous font penser… « L’Homme s’est toujours adapté ». « L’Homme est un loup pour l’Homme ». « Personne n’est parfait ». « Les hommes savent pourquoi ». « La Terre est féminine ». Davantage que des jeux de mots, ces cinq phrases, chacune à leur manière, véhiculent des contenus de pensée extrêmement puissants. Ceux-ci se sont fixés, par répétition, dans un arrière-fond semi-conscient, collectif, partagé, qui sert de base à notre vision culturelle du monde, qu’on le veuille ou non, qu’on les juge vrais ou pas. Ces exemples ne sont qu’une infime partie d’une sorte d’immense réservoir culturel où cohabitent certitudes populaires, habitudes intellectuelles, visions du monde, représentations du passé et de l’avenir…

Dogmes, mythes, imaginaire collectif, archétypes, bon sens, paradigmes, stéréotypes, messages publicitaires… Mélanger toutes ces formes d’influences sur la pensée humaine relève du sacrilège, scientifiquement parlant. Mais nous n’avons pas le temps, et vous n’avez pas l’envie, de prendre des pincettes quand il s’agit plutôt de prendre le taureau par les cornes ! Et de toute façon, nous n’allons pas les mélanger, seulement les considérer ensemble. Car nous en sommes certains, à l’intérieur de notre cerveau, toutes ces choses qui nous font penser, désirer et croire malgré nous, ne sont pas rangées dans des tiroirs séparés. Par ailleurs, elles nous sont indispensables ! Il ne s’agira pas ici d’opposer, de façon niaise, une pensée soi-disant libre et rationnelle d’un côté, et la rigidité des idées reçues de l’autre. Pleinement conscients que la dynamique de la pensée et des idées repose sur les interactions entre ces instances « reçues », héritées culturellement en quelque sorte, nous nous attarderons donc seulement sur quelques cas où, précisément, la dynamique semble rompue et la pensée rigidifiée. Sur quelques points de fixation qui, considérés ensemble, peuvent aider à expliquer pourquoi les changements sociétaux se font attendre.

La publicité, cet océan d’implicites

Avec un budget mondial annuel situé entre cinq cents et mille milliards d’euros, la création et la diffusion de messages publicitaires occupe l’espace économique, public, médiatique, culturel, domestique. Si l’on a pu prendre la chose à la légère, avec parfois un certain ravissement face à cet american way of life dans l’après-guerre – il faut dire que les publicités d’alors, franchement stéréotypées, pouvaient prêter à rire -, il devient plus compliqué aujourd’hui de tenir sur cette question un discours désinvolte. Normalisée, la publicité fait ajourd’hui partie du décor ; elle est totalement imbriquée dans le quotidien des populations. Sans entrer dans le débat sur le neuromarketing et le degré d’influence subconsciente que des images, des sons ou des odeurs peuvent avoir sur nous et nos enfants, qui pourrait aujourd’hui prétendre ne pas être influencé par la publicité ?

Pris isolément, tel ou tel spot publicitaire peut sembler innocent voire franchement sympathique. Les sauces De Vos-Lemmens et les cuisines Ixina ne jouent pas un rôle majeur dans le changement climatique et contribuent à la bonne humeur familiale. Sans doute. Mais il n’empêche : mon fils de quatre ans connaît déjà la ritournelle de la concurrente, « mon rêve ma cuisine », et je ne compte plus le nombre d’imitations conviviales, en société, de l’accent bruxeleer des sauces précitées. L’ensemble des spots, réclames, panneaux, messages subliminaux, sans cesse martelés, créent une culture commune dont on ne peut s’extraire qu’en se coupant du monde, littéralement. Se prétendre imperméable à une telle influence serait bien présomptueux. Quelle est la part de cette omniprésence commerciale dans notre difficulté collective à inventer d’autres fonctionnements ? Difficile à évaluer, elle n’est en tout cas pas anodine. Car, au-delà de l’impact de telle ou telle marque, l’implicite partagé par la grande majorité des messages publicitaires est celui de la consommation, de la production industrielle, de la croissance. Cela contribue à maintenir nos certitudes, notre confiance dans le fait qu’il ne pourrait pas en être autrement, que notre modèle socio-économique n’est pas le produit d’une histoire et de rapports sociaux, mais une sorte d’évidence naturelle. Nous savons que nous consommons beaucoup trop, mais la puissance affective de l’environnement publicitaire, socialement accepté, nous glisse à l’oreille : « n’en faisons pas un drame, c’est comme ça, c’est notre vie… » En caricaturant – à peine ! -, c’est comme si notre raison, qui sait que le pétrole n’est pas éternel, abdiquait face à nos tripes, qui – avec l’aide de la pub – continuent d’apprécier la puissance du dernier Nissan Qashqaï, la robustesse de la Caddy Life VW ou l’élégance de la jolie Mini.

Imaginaire culturel : technologie, innovation, responsabilité

La pub renforce et se nourrit de deux plus gros poissons qu’elle : l’imaginaire du Progrès techno-scientifique et l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. Ces deux monstres, difficiles à saisir, sont partout et nulle part, comme l’air qu’on respire. Allez dire à votre voisin qu’il est influencé par l’hégémonie culturelle néolibérale… ou à vos amis qu’ils sont dépendants du mythe du Progrès… Ils vont regarderont d’un drôle d’œil. Et pourtant : certaines croyances sont plus ancrées que jamais. Les grands mots-clés d’aujourd’hui, quand il s’agit de sortir de la « crise », demeurent « responsabilité », « technologie », « innovation », « esprit d’entreprise ». Comme si l’anthropocène, époque définie par l’excès productif et le franchissement des limites de la biosphère, exigeait encore davantage d’excès, exigeait d’être jusqu’au bout la caricature d’elle-même. Le philosophe Pascal Bruckner résume cette posture, encore très largement partagée – même si certains peinent à l’avouer : « Le remède, écrit-il, est dans le mal (Jean Starobinski), dans cette civilisation industrielle honnie, cette science qui effraie, cette crise qui n’en finit pas, cette mondialisation qui nous dépasse : seul un surcroît de recherches, une explosion de créativité, un saut technologique inédit pourront nous sauver. C’est à repousser les frontières de l’impossible qu’il faut travailler, en encourageant les initiatives les plus folles, les idées les plus époustouflantes. » (1)
Sidérés par de tels propos qui relèvent d’une forme de dogmatisme, nous connaissons des écologistes qui en viennent à considérer que le seul chemin réaliste pour passer – enfin ! – à autre chose serait de précipiter l’excès, de « brûler tout le pétrole », de « réchauffer le climat encore plus vite ». Une sorte de stratégie par dépit. Une version plus douce consiste à miser sur la « pédagogie des catastrophes » (2) : seuls des événements traumatisants, ponctuels et modérés, seraient à même de briser l’imaginaire culturel techno-scientiste. Cinq ans après Fukushima, douze ans après le Tsunami, rien n’est moins sûr.

Stéréotypes-repoussoirs de l’effondrement

Pour compléter l’emprise de ce paquet de certitudes, de « toutes-ces-choses-qui-nous-font-penser » que le monde suivra son cours et que l’être humain s’adaptera, il faut encore mentionner le poids des stéréotypes liés à un effondrement de civilisation. L’industrie du cinéma – 2012, Le jour d’après, Waterworld, Mad Max, World War Z, etc. – et des séries – The Walking Dead -, ainsi que le mouvement survivaliste, entretiennent un imaginaire apocalyptique de l’effondrement. « Le contexte dans lequel évolue ce type de scénario est souvent le même : suite à un événement catastrophique, les protagonistes se retrouvent dans un univers ravagé dans lequel l’organisation qui prévalait se désintègre plus ou moins rapidement : hôpitaux submergés de patients, magasins pris d’assaut, coupures d’électricité, pénuries de carburants, défaillances des réseaux d’eau potable (…), embouteillages monstres sur les autoroutes desservant la ville, et surtout incapacité de l’État à faire régner l’ordre, entraînant de la sorte émeutes et pillages de part et d’autre. » (3)
Bien qu’il soit avéré que dans des situations de catastrophe, l’entraide et la solidarité jouent un rôle au moins aussi important que le repli et la concurrence, c’est cet imaginaire chaotique qui l’emporte dans les représentations collectives. Indirectement, par extension, cette mythologie apocalyptique contribue à renforcer l’idée que toute sortie de l’organisation socio-économique actuelle contiendrait un risque de déstabilisation de la société. Une croyance de plus dans notre rayon déjà bien garni…

L’addiction aux certitudes

L’écrivain et biologiste Jean Rostand (1894-1977), à qui nous empruntons le titre de cet article, a également écrit que « réfléchir, c’est déranger ses pensées ». Il semble qu’à l’échelle collective autant qu’individuelle, la majorité des « réflexions » politiques et économiques suive une logique inverse, qui consiste à affirmer, à ré-affirmer, à confirmer, à se gargariser de ses pensées installées. Un petit livre aussi surprenant que stimulant propose à cet égard un éclairage bienvenu. Dans L’addiction aux certitudes, Daniel Favre fait, en effet, l’hypothèse que « nous avons la possibilité psychologique et sans doute neurobiologique de développer une relation addictive avec le contenu de notre pensée : nos idées, nos opinions et nos croyances. Cette possibilité peut rendre l’Homme dépendant de la stabilité de ses représentations et lui faire traiter en ennemi tous ceux qui pourraient menacer leur portée ou leur validité, comme le ferait un alcoolique de qui on éloignerait le flacon de Whisky. » (4) Cette addiction se traduit, selon lui, par le développement de la pensée dogmatique qui, loin de se limiter à la sphère religieuse, peut imprégner tous les champs de réflexion, à commencer par l’économie. Ce qui peut conduire, toujours dans le raisonnement de Daniel Favre, à des fourvoiements collectifs comme le nazisme, dans le passé, et comme l’obsession de la dette aujourd’hui, qui enferme nos sociétés dans des choix économiques qui relèvent, littéralement, d’une pathologie addictive.

Pourquoi les gens ne changent-ils pas ? Au fur et à mesure des épisodes, le nombre d’éléments de réponse ne cesse d’augmenter tandis que la question s’élargit. Nous risquons de développer la certitude que le changement est impossible… Mauvais signe ! Pour ne pas devenir esclave de cette pensée négative, le dernier chapitre de cette longue réflexion sera consacré à « déranger » toutes les bonnes et les mauvaises raisons de ne pas changer que nous avons identifiées. Pour dégager le chemin de toutes pensées dogmatiques et augmenter les chances de l’avenir de passer jusqu’à nous.

Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane (septembre-octobre 2016), revue de Nature & Progrès

(1) Pascal Bruckner, Le fanatisme de l’apocalypse. Sauver la terre, punir l’Homme, Grasset, 2011.
(2) L’expression « pédagogie des catastrophes » a longtemps été utilisée par Serge Latouche notamment, pour désigner le fait que les humains, hélas, pourraient apprendre à changer plus vite sous la contrainte des catastrophes que grâce à leur réflexion et à leur délibération démocratique.
(3) Renaud Duterme, De quoi l’effondrement est-il le nom ?, Utopia, 2016.
(4) Daniel Favre, L’addiction aux certitudes, Éditions Yves Michel, 2013.
(5) Sylvie Wallez, « Neuromarketing : émoi, et moi », Écoconso, Dossier n°89, 2013.

Un commentaire sur “Pourquoi les gens ne changent-ils pas ? (5/6) : certitude, servitude”

  1. Guy Van de Berg dit :

    Au quatre coins du Monde, un nombre croissant d’individus sont en train d’évoluer positivement à des niveaux divers. Leurs consciences s’éveillent au gré des réflexion, introspections, d’un sens critique qui s’aiguise, d’une empathie communicatrice envers les autres, le vaste Monde, la Nature, l’Univers… ; un besoin d’harmonie et de justice, l’envie viscérale de résister aux pressions de tous bords infligées par le système politique et économique d’une société consumériste à outrance, qui fait tout pour nous empêcher de penser!

    Mais fort malheureusement, il y a cette force morbide, létale qui depuis les premières heures de notre courte histoire humaine franchi les millénaires sans faiblir, véhiculant les pires tares : l’orgueil, la cupidité, le cynisme, voire la cruauté la plus extrême. Conséquences – il faut bien l’admettre – de l’hybridité d’Homo sapiens, car en passant de primate à hominidé, s’intellectualisant, il s’est empressé de renier la Nature pour développer ses caractéristiques propres, pour le meilleur et pour le pire. Ces partisans de la force sont très difficiles à changer, car leur vanité, leur goût du pouvoir et de l’argent sont insatiables ! Un combat frontal serait totalement inégal, mais avec du temps et de la résistance, espérerons que le système dominant finira par se saborder lui-même, avant qu’il ne soit trop tard…

    Il y a bien sûr une masse importante déjà lobotomisée ainsi que tous les nombreux laissés pour compte qui tentent tant bien que mal de survivre.

    Bien que chrétien, le grand naturaliste Théodore Monod faisait remarquer que les religions portaient une grande part de responsabilité dans la posture nombriliste de l’humain en le proclamant « Roi de la Création », lui octroyant le droit de vie et de mort sur la nature entière. Je pense personnellement que le changement des consciences passe obligatoirement par une forme d’humilité : nous sommes Nature et dans notre différence nous ne sommes supérieurs à rien. Juste un maillon parmi des milliards d’autres dans l’Espace intersidéral.

    Guy Van de Berg – essayiste – Inspiré de « Homo sapiens, le point de non-retour ? »