Chacun sa partClés pour comprendre

14 juin 2019

Comment les sciences humaines et sociales peuvent favoriser la circulation d’une idéologie volontariste aliénante qui culpabilise les individus… Ou contribuer à sa déconstruction.

Dans différents domaines de la société, il existe une tendance à valoriser une responsabilisation très forte des individus : ceux-ci sont personnellement responsables de leurs réussites scolaires ou professionnelles, de leur santé, de leur condition, de leur environnement… Chacun est responsable de sa part du fonctionnement du monde comme de ses dysfonctionnements.

Des idéologies qui nous aliènent (1)

Dans le domaine de la santé, nous sommes tous responsables individuellement de notre bienêtre. Vitamines, produits de beauté, soins du corps, alimentation saine (et bio ?), rythme de vie équilibré, pratique d’un sport… Bref, en voulant très fort notre propre bien-être et en mettant des choses en place en ce sens, souvent en achetant des produits de consommation, comment pourrions-nous être souffrants ? La pollution atmosphérique par particules fines, responsables de millions de morts en 2016 disparaitrait-elle miraculeusement parce que nous ingérons des suppléments alimentaires ?

Continuons avec la problématique de l’environnement. Le film Demain se concentre sur le message « c’est à chacun des citoyens de faire sa part afin de changer le monde (2) ». Ce discours est insuffisant, voire contre-productif s’il sert à masquer les autres batailles sur lesquels agir pour changer le système. Dans le reportage Cash Investigation (3) intitulé Plastique : la grande intox, l’enquête laisse entendre que la culpabilisation des consommateurs fait partie d’une stratégie de communication de lobbys et entreprises pour faire porter la responsabilité de la pollution sur les consommateurs. Les individus se donnent alors bonne conscience en triant leurs déchets, sans remettre en cause l’industrie qui les produit.

Les auteurs des messages volontaristes et individualistes ne sont pas nécessairement conscients des idéologies qu’ils colportent, mais il est question d’un fonctionnement qui fige la compréhension des phénomènes et de leurs enjeux.

Dans un tout autre domaine encore, il est demandé aux citoyens de protéger eux-mêmes leurs données personnelles en réglant leurs paramètres de confidentialité ou en faisant attention aux traces numériques qu’ils laissent en ligne. « Faites attention aux informations que vous révélez sur vous. »

En plus de négliger la question du consentement liée au droit à l’image, ce type de discours dissimule les abus de pouvoir et les questions plus collectives qui y sont liées. Se créer un faux profil, réfléchir [à sa réputation] avant de poster ou encore fuir les gros acteurs des réseaux n’a pas beaucoup de sens, si l’enjeu est de prévenir toute dérive totalitaire ou des discriminations liées à la surveillance de masse, par exemple. Le problème implique des dynamiques à une échelle collective : des lois, une influence de gros acteurs économiques, une concentration des pouvoirs autour d’acteurs politiques et/ou économiques… Et les solutions à échelle individuelle sont relativement insignifiantes.

Même chose avec le self-made-man, l’homme qui se fait tout seul : « Il était pauvre et le voilà riche grâce à sa volonté et à son travail. » Les perdants sont surtout ceux qui ne témoignent pas assez de cette volonté, à travers leurs rêves, leur dévouement au travail, leur positive attitude…

Ça fait porter une grosse responsabilité aux travailleurs, et plus largement aux individus, notamment par rapport à leurs échecs, à leurs difficultés, voire à la perte de motivation en résultant. Cela met également de côté les inégalités évidentes qui conditionnent en partie le succès, tout en alimentant une culture compétitive malsaine. Enfin, cela sous-entend une certaine idée de ce qu’est le succès, la réussite.

Idéologie individualiste et volontariste

Ces différents exemples mettent en évidence que l’individualisme et le volontarisme participent à une certaine représentation du monde où le bienêtre, la réussite, le succès et autres dépendent essentiellement d’une attitude individuelle positive.

Cela peut figer la lecture que l’on peut avoir de certains phénomènes sociaux complexes comme le chômage, les déséquilibres dans la production et la redistribution de richesses ou encore le bonheur d’une population, en négligeant entre autres des paramètres comme le hasard, la reproduction des privilèges sociaux, etc.

C’est en cela qu’il s’agit bien d’une idéologie. Une idéologie correspond à un ensemble plus ou moins cohérent des idées, des croyances et des doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propre à une époque, une société, une classe et qui oriente l’action. Nous ajoutons avec Paul Ricœur (4) qu’une idéologie comporte une dimension de dissimulation d’elle-même : elle est le processus par lequel un individu ou une classe témoigne de sa condition tout en ignorant qu’il en rend compte. Autrement dit, le propre d’une idéologie, c’est de formater notre vision du monde sans que nous ayons conscience de ce formatage. Une idéologie cesse dès lors d’être opérante lorsque nous prenons conscience des processus qui la sous-tendent.

Le volontarisme est la tendance à croire (notamment en politique) que la volonté humaine est capable d’imposer le changement ; thèse, tendance selon laquelle la volonté humaine l’emporte sur toutes les autres facultés, sur le réel, sur les évènements, dans l’État et la société.

L’individualisme correspond, en politique, à un idéal qui accorde le maximum d’importance à l’individu, à l’initiative privée et réduit le rôle de l’État au minimum ou même à rien. Elle se traduit notamment par une tendance à l’affirmation personnelle ou à l’expression originale.

Volontarisme et individualisme dans l’enseignement

Cette manière de surestimer le poids des caractéristiques individuelles (la volonté, le courage, les efforts…) au détriment des facteurs sociaux a été baptisée erreur fondamentale d’attribution. Dans l’enseignement, les sciences humaines et sociales ont montré combien les dynamiques d’étiquetage individuel pouvaient contribuer à reproduire les inégalités.

Concrètement : si un enseignant considère qu’un élève en difficulté est un cancre, un bon à rien qui n’y met simplement pas du sien pour réussir, ce même enseignant accompagnera peut-être moins cet enfant vers la réussite, et l’enfant finira lui-même peut-être par se conformer à l’étiquette qui lui est imposée. Il s’agit notamment de ce que l’on appelle l’effet Pygmalion (ou effet Rosenthal-Jacobson).

Quid de la maitrise des codes sociaux qui favorisent la compréhension des implicites partagés par les enseignants ? Quid de partis pris pédagogiques qui permettent à un type d’élèves de mieux s’en sortir que d’autres ? Que penser des phénomènes de ghettoïsation et de stigmatisation interclasses (bonnes classes versus mauvaises classes), interécoles (bonnes écoles versus mauvaises écoles) et interfilières dont sont encore empreintes les écoles ?

Malgré ces constats sur la réussite des individus, les idéologies volontaristes et individualistes demeurent fortement ancrées dans le monde de l’enseignement, tant dans les contenus d’apprentissage dans des situations de sensibilisation (il faut amener les jeunes à être des adultes responsables) que dans l’accompagnement pédagogique (il faut individualiser les parcours. La réussite et les échecs des élèves sont de leur ressort).

Volontarisme et individualisme comme contenus d’apprentissage

Il y a là dès lors là une dissonance surprenante parce qu’un enseignement dont le but revendiqué est de rendre les jeunes conscients des conséquences de leurs choix de consommation. Pour les petits, dès qu’il s’agit de faire de l’éducation au développement durable, par exemple, on se contente de l’album La légende du colibri avec sa morale universellement reprise en chœur : chacun sa part. Lorsqu’il s’agit d’éducation aux médias par rapport à la vie privée, le message principal consiste à avertir les jeunes de faire attention à leur réputation et à régler leurs paramètres de confidentialité…

Plus profondément encore: l’éducation citoyenne ou encore à l’esprit critique ne sont-elles pas elles aussi teintées de cette forme d’idéologie qui occulte des ques- tionnements sociaux plus profonds ? Par exemple, si l’on se limite à dire aux jeunes qu’ils doivent être critiques par rapport aux sources d’information et varier leurs sources, n’omet-on pas parfois une mise en perspective plus macroscopique (éventuellement sociopolitique) du fonctionnement des médias d’information ?

Les sciences humaines pour dévoiler les idéologies

Même quand il s’agit de faire des sciences humaines, pourtant chargées en principe de déconstruire les évidences sociales, de désocculter les idéologies, tant les contenus que les partis pris didactiques sont parfois teintés de ces idéologies et de ces évidences sociales.

Le propos de cet article n’est pas de nier les responsabilités individuelles, mais de montrer combien un type de discours individualiste et volontariste peut occulter la responsabilité d’autres acteurs et les actions à entreprendre à un niveau plus collectif et/ou structurel.

A ce sujet, lire aussi l’intéressante analyse « Dépasser la pensée colibri » (décembre 2018), de SAW-B.
« Face à l’urgence environnementale et sociale, nombreux sont les appels à « faire sa part », chacun à son échelle : manger bio, faire du vélo, économiser du papier… Mais ces dites solutions sont-elles à la taille de l’enjeu ? Cette approche des « petits gestes positifs pour la planète » ne contribue-t-elle pas à un horizon d’engagement totalement dépolitisé ? Loin de tout rejeter, cette analyse cherche à mieux décortiquer la « pensée colibri ». Elle est surtout une invitation à poursuivre le débat. »
> à télécharger sur le site www.saw-b.be

Nous n’invitons pas à négliger l’étude des caractéristiques internes aux acteurs sociaux qui peuvent expliquer la société. Au contraire, nous invitons à les étudier davantage, en les mettant en lien avec toutes les autres caractéristiques du social qui peuvent enrichir notre compréhension des phénomènes. Par exemple, en économie, mettre l’accent sur la responsabilité des consommateurs, c’est très bien, à condition de la mettre en lien avec les modes de consommation et en lien avec la responsabilité des autres agents économiques (entreprises, État, reste du monde) et avec les modes de production et de distribution.

Les sciences humaines et sociales sont des sciences de la complexité : elles permettent de dévoiler des fonctionnements systémiques, de prendre de la distance et ainsi la juste mesure des différents niveaux de responsabilités. Les sciences humaines et sociales se sont intéressées au domaine de l’éducation. Voilà une belle opportunité pour celles et ceux qui en organisent l’enseignement de faire preuve d’une forme de réflexivité bienvenue.

Julien Lecomte
Article publié dans TRACeS de ChanGements n°238 (novembre & décembre 2018), la revue de ChanGements pour l’égalité (CGé)

(1) Les développements qui suivent sont une adaptation de ce texte https://goo.gl/ YbG24P
(2) E. Wathelet, « Ce que le film Demain ne vous a pas dit», Investig’Action, le 23 septembre 2016 : https://goo.gl/ QiwD9s
(3) https://goo.gl/UcSJm4
(4) P. Ricœur, L’idéo- logie et l’utopie, Seuil, 1997.

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