La mixité sociale en questionsClés pour comprendre

17 mai 2011
La « mixité » est une vertu cardinale à Bruxelles, servant de leitmotiv politique, d’outil de séduction par les promoteurs, d’argument tout prêt pour les journalistes.

L’actuel PRD (plan régional de développement) est sans ambiguïté à cet égard : « Contrairement à la ville américaine, l’idéal de ville européen se fonde sur une mixité des fonctions et des populations. Cet idéal doit être cherché dans une ville capable de se renouveler et de créer une plus-value par rapport à l’attractivité de la périphérie ». Cette valeur est tellement cardinale que proposer de la discuter vous vaut ipso facto de subir la suspicion de n’être qu’un partisan du repli sur soi, de l’enfermement, du ghetto. Et le « débat » de s’arrêter là, avant même qu’il n’ait pu s’enclencher.

Mixer ! Mais pour quoi faire ?

Et s’il y avait pourtant matière à débattre ? Il faut pour cela qu’on veuille bien sortir de l’abstraction de discussions sur des « valeurs » détachées de toute réalité matérielle et de tout contexte urbain. De fait, on peut disserter à l’envi des effets du mélange ou du regroupement des catégories sociales ou des fonctions urbaines, pour aboutir à constater que « en elle-même, la mixité n’est ni bonne ni mauvaise, de même que les ghettos de pauvres ou d’immigrés ne sont en eux-mêmes ni bons ni mauvais. On peut en effet débattre longtemps des mérites respectifs de la mixité et des ghettos, on peut vanter les bienfaits du métissage et de l’ouverture à d’autres milieux sociaux ou au contraire souligner les risques de dispersion et de division que la mixité entretient au sein des classes populaires, on peut mettre en avant la solidarité de proximité que permet le ghetto et même le foyer de résistance qu’il peut constituer ou au contraire insister sur les problèmes que peut créer l’entassement dans des habitats surpeuplés — mais quel que soit l’intérêt de ce débat, il laisse de côté une question essentielle : qui prend part au débat ? Qui décide ? » [1] L’enjeu est bien là : donner du sens aux discours sur la mixité tels qu’ils sont portés et appliqués hic et nunc, pour en révéler le contenu politique et idéologique — de quelle mixité parle-t-on ? Qui doit-il « mixifier », quel quartier ? Et pour quoi faire ?

Du mix au filtre social

En matière de « mixité sociale », les choses sont claires : l’horizon des politiques menées à Bruxelles depuis la création de la Région est le «retour en ville» (ou le «maintien en ville») des classes moyennes. Il s’agit de convaincre celles-ci de venir «revitaliser» les quartiers centraux populaires, en y rénovant les maisons à l’aide de primes régionales, en y achetant de nouveaux logements «moyens» construits pour eux par la SDRB, en y fréquentant de nouveaux commerces branchés soutenus par Atrium, et en y payant taxes et impôts. En 2007, déjà, la Cour des Comptes faisait le même constat à l’occasion d’un bilan de la politique fédérale des grandes villes : « Les projets de logement ne bénéficieront probablement pas le plus aux catégories salariales les plus basses qui sont le plus mal logées. À ce propos, la création d’une mixité sociale est un objectif que l’on retrouve dans de nombreux projets. Dans la pratique, il s’agit souvent d’attirer les classes moyennes dans les quartiers défavorisés pour y créer une mixité sociale. Dans le cadre d’une politique axée sur les quartiers défavorisés, il faut prendre en considération les effets négatifs. Des augmentations de prix peuvent conduire à l’éviction hors de ces quartiers des titulaires de revenus faibles. Ces effets ne sont pas pris en considération pour le moment » [2].

La Cour insistait encore sur la nécessité de « prendre sérieusement en considération les effets négatifs de la gentrification » des quartiers populaires visés. Elle relevait même que, en matière de promotion de la mixité sociale, « il est rarement préconisé de promouvoir la mixité sociale dans des quartiers plus aisés ». Observation judicieuse qui permet de rappeler que, dans les villes occidentales, le degré de filtrage social est bien supérieur dans les « ghettos du gotha » que dans les quartiers stigmatisés comme ghettos de pauvres ou d’immigrés [3].

Infléchir les quartiers pauvres

Bien peu d’écho a été donné jusqu’à présent à cette recommandation de prendre au sérieux les effets des politiques menées au nom de la «mixité sociale» dans les quartiers populaires. Certains prônent plutôt l’exact opposé. A Molenbeek, par exemple, par rapport au projet Cheval Noir, projet public de reconversion d’un bâtiment industriel (les Brasseries Hallemans) en ensemble de logements et ateliers pour artistes. Fin de l’année dernière, l’Art Même, trimestriel édité par la Direction générale de la Culture du Ministère de la Communauté française, présentait le projet en ces termes : «Le projet joue sur l’ouverture, dans tous les sens du terme. (…) Mais l’ouverture est, surtout, à prendre dans un sens politique : il s’agit d’offrir au quartier un bâtiment phare, une nouvelle dimension identitaire. Cette dimension est tant formelle (le projet affirme sa présence jusque sur le canal, par une tour dont les formes affichent un caractère de ‘contemporanéité’ qui cadre particulièrement bien dans le paysage d’architecture industrielle qu’elle vient compléter) que programmatique, l’idée étant d’utiliser la vertu transformatrice de la présence d’artistes pour infléchir l’image du quartier. Dans ce sens, la gentrification est offerte comme une ‘fenêtre’ pour un quartier dont on dit qu’il se morfond dans ‘l’assistantialisme’ (sic). On comprend combien le succès d’un tel projet dépendra fortement, au-delà de l’architecture, du sens que prendra cette ouverture pour les habitants et les riverains » [4]. On comprend d’ores et déjà mieux le sens du titre de l’article : « Gentrification positive à Molenbeek ». Au nom d’une meilleure « mixité sociale », bien entendu.

Combattre les pauvres ou la pauvreté

Que faire alors ? D’abord changer les termes du débat, la façon dont les problèmes sont posés. Prôner la «mixité sociale» comme solution universelle, naturellement partout bénéfique, suggère en effet une définition particulière du problème, à savoir que riches et pauvres seraient aujourd’hui mal mélangés sur le territoire bruxellois — entre communes, à l’intérieur des communes, ou entre la Région et ses périphéries. Et si le problème n’était pas celui-là ? S’il était plutôt que l’écart entre riches et pauvres Bruxellois ne fait qu’augmenter depuis deux décennies ? Au point que, comme le mentionne le dernier Baromètre social de la Région, un enfant né en 2010 à Saint-Josse ou Molenbeek vit en moyenne trois ans de moins qu’un enfant né à Uccle ou Woluwe. Populations mal mélangées ou richesses mal distribuées ?

Article publié dans Bruxelles en mouvements (n°246, 25 mars 2011), le périodique d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB)

Photo IEB / Mathieu Van Criekingen : Un promoteur immobilier vante les mérites de la mixité

Notes :
[1] Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, La mixité contre le droit. À propos des ambiguïtés des politiques de lutte contre les ghettos, Les mots sont importants, Editions Libertalia, 2010.
[2] La politique fédérale des grandes villes. Examen des contrats de ville et des contrats de logement 2005-2007, Rapport de la Cour des Comptes transmis à la Chambre, Bruxelles, décembre 2007.
[3] Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007
[4] L’Art Même, n°48, 2010, page 23 – article signé par Victor Brunfaut.

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