Ecoles secondaires : un marché comme les autres ?Clés pour comprendre

2 novembre 2011

La Belgique a pour malheur d’avoir l’un des systèmes scolaires les plus reproducteurs des inégalités sociales… Les écoles deviendraient-elles des laboratoires du libéralisme ?

« Notre Constitution le garantit : les parents peuvent choisir l’école de leurs enfants. Ce principe lié, à l’époque de l’Indépendance, à l’autonomie religieuse, a aujourd’hui été transformé en choix, sur un marché, de l’école la plus performante, constate Bernard Rey, professeur à l’ULB dans le service des Sciences de l’éducation. Lors de l’unification des différentes filières (1), avec le rénové, on a répondu à la fois à une demande des entreprises de trouver des travailleurs plus qualifiés et à une volonté de promotion sociale, de démocratisation. » Mais l’égalité des chances ne s’est pas traduite dans les faits, la réussite scolaire restant très corrélée statistiquement à l’origine sociale des élèves. « Et la polarisation entre écoles est devenue extrême. »

« Il y a une vraie violence institutionnelle, constate Pierre Waaub, enseignant et président de Changements pour l’égalité (CGé) (2), à présenter l’école comme le lieu où tout le monde a sa chance s’il travaille. Ce n’est pas vrai ! De plus, si les élèves viennent d’un milieu défavorisé, l’école abaisse son niveau d’exigence. Et on finit par donner un enseignement simplifié – donc moins intéressant – à ceux qui sont déjà moins intéressés à l’origine. C’est un cercle vicieux. » Une situation que le marché scolaire libre renforce, les parents les mieux informés (donc souvent les plus éduqués, les mieux lotis) plaçant leurs enfants dans les meilleures écoles. « C’est extrêmement difficile à contrer, pense Bernard Rey. Car même les personnes les plus convaincues de l’injustice du système, une fois placées face à ce choix en tant que parents, préfèrent bien souvent l’école la plus réputée, coincées qu’elles sont entre leurs convictions citoyennes et la volonté d’offrir les meilleures chances à leur enfant. »

Classer, évaluer, libéraliser

Pour le professeur de l’ULB, une autre facette du néolibéralisme à l’école est à dénoncer. Un changement plus subtil, et peut-être aussi plus profond : la multiplication des évaluations. Que les enseignants notent leurs élèves est évidemment aussi vieux que l’école, mais une autre forme de notation est apparue au milieu des années 1990. « Quels sont les établissements les plus performants, les professeurs les plus performants, le système éducatif le plus performant… Les fameuses études PISA (3) en sont évidemment un exemple sur le plan international. Elles évaluent une classe d’âge, sans tenir compte de la culture locale ou du cursus. » De toutes ces mesures sont tirés ensuite des classements et des référentiels. « Pourquoi cette mode du “ranking” est-elle apparue tout d’un coup ?, se demande Bernard Rey. En fait, l’Etat se retire de l’école. Il dit aujourd’hui aux professeurs : “les experts c’est vous, vous faites ce que vous voulez, nous nous intéressons aux résultats”. C’est ce qu’on appelle le pilotage par résultats, ou l’outcome policy, une espèce de darwinisme qui met les établissements en concurrence. Et nous sommes un certain nombre à penser qu’ainsi tout est prêt pour une privatisation. »

A l’intérieur de l’école, tout le système est également pensé en termes de compétition. Pour Pierre Waaub et Changements pour l’égalité, les classes coopératives, où l’objectif est d’arriver au but ensemble, seraient pourtant bien plus indiquées. « Mais pour cela, il faut réorganiser le temps scolaire en fonction des besoins des élèves, mettre sur pied un vrai travail d’équipe, avec des lieux prévus pour cela, où les professeurs peuvent partager leurs savoirs, suivre des classes ensemble. »

Cette pression du classement – et donc du nombre d’élèves ayant réussi – le professeur la ressent au quotidien, alors qu’il cherche à montrer la complexité des savoirs à ses étudiants. « On me dit de laisser tomber, que je vais les faire rater. Or, pour moi, renoncer à faire comprendre cette complexité des choses, c’est ce qui fait le succès du populisme. Il y a donc là une vraie inquiétude pour la démocratie. Finalement, les questions sont très mal posées : se demander comment faire réussir 90 % des enfants au certificat d’études de base, c’est absurde ! Et de plus cela entraîne le bachotage (4), et donc renforce encore les différences sociales. »

Une course aux quotas de réussite qui joue peut-être également un rôle dans la forte augmentation des dyslexiques, dysphasiques, phobiques scolaires, hauts potentiels (anciennement surdoués), ou autres hyperactifs. « Chaque élève a une difficulté particulière, reprend Pierre Waaub, qui mérite attention. Mais mettre un échec sur le dos d’une pathologie est plus facile, cela dispense de faire quelque chose. Alors on leur donne un médicament qui les rendra fonctionnels, fera qu’ils ne dérangent plus la classe… C’est très néolibéral ! »

Face à ces dérives, les professeurs ne sont pas passifs. Globalement humanistes, ils résistent à ces processus d’évaluation – notamment parce qu’ils les agacent. « J’ai le sentiment, dit Bernard Rey, que la brutalité des hiérarchies sociales devient tellement visible que les gens commencent à bouger, à évoluer, à résister. » Pierre Waaub, lui, trouve son espoir dans le combat. Un combat pour l’égalité, pour réfléchir sur son métier, pour refuser de n’être qu’un exécutant. « Nous devons sortir de cette culture individualiste qui veut que le temps s’impose à nous. Le temps, c’est la matière première de l’enseignement. Alors utilisons-le mieux et collectivement. »

Laure de Hesselle
Article publié dans Imagine demain le monde (n°87 – septembre/octobre 2011)

Photo : Céline Teret, Réseau IDée

(1) Les écoles primaires, pour les enfants du peuple ; les écoles moyennes (huit à neuf années de scolarisation) pour les petites classes moyennes, où l’on apprenait un peu de comptabilité et de dactylo ; et les humanités (douze ans de scolarité) pour les classes supérieures.
(2) Mouvement sociopédagogique d’éducation permanente (www.changement-egalite.be).
(3) Programme international de l’OCDE pour le suivi des élèves, qui classe annuellement les systèmes éducatifs de 65 pays.
(4) Soit étudier spécifiquement pour l’examen, sans se soucier de comprendre et d’aller au fond des choses, en recourant bien souvent à des cours particuliers.

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