Lire un livre jusqu’au bout…Reportages

21 février 2012

« J’aimerais vraiment pouvoir lire mon courrier, m’y retrouver dans mes factures et mes papiers… Je voudrais savoir remplir un formulaire… » C’est souvent ce que disent les adultes qui commencent une formation en alphabétisation. C’est après que vient : « J’aimerais vraiment lire un livre, un vrai livre, du début à la fin. »

Lire un livre ! Cela sonne comme un défi… un défi lointain. Pour les apprenants du cours du soir de l’asbl Lire et écrire de Verviers, Les yeux de Leïla (1) fut une belle rencontre, un premier pas dans le plaisir de lire et la fierté d’un défi relevé.

Qui sont ces travailleurs qui viennent après leur journée apprendre ou réapprendre à lire et écrire ? J’étais formatrice dans ce groupe à l’association Lire et écrire de Verviers, il y a quelques années. Les participants étaient pour la plupart des hommes, des ouvriers du bâtiment, des ouvriers intérimaires des usines de la région, des travailleurs de l’Horeca ; il y avait aussi un agriculteur et un grutier. Certains travaillaient en pauses. Il y avait aussi quelques femmes aides-ménagères.

Beaucoup étaient d’origine étrangère (Maghreb surtout), et d’autres d’origine belge avec des souvenirs cuisants de leur parcours scolaire. Lire et écrire proposait quatre heures de formation par semaine, les lundis et jeudis de 17h30 à 19h30, spécialement pour les travailleurs.

La vie quand on ne sait pas lire

Cette formation en dehors des heures de travail et en soirée satisfaisait les participants qui pouvaient ainsi venir apprendre discrètement. Révéler une difficulté en lecture ou écriture pouvait leur porter préjudice au travail, sans parler de la honte qu’ils avaient de ne pas savoir.

L’apprenant qui était grutier avait un jour expliqué qu’avec sa grue, il pouvait facilement transporter avec précision de très petites charges (comme dans certains shows télévisés…), mais quand il s’agissait de décrire son travail sur un formulaire, ça, c’était réellement difficile. Il gardait de l’école un souvenir d’échec et de ne pas avoir réussi à apprendre comme tout le monde.

Un autre travaillait dans une usine de fabrication de panneaux photovoltaïques. Il avait été recruté grâce à l’agilité de ses doigts. En Côte d’Ivoire, il était couturier. Celui-là n’était jamais allé à l’école. Les apprenants venaient donc à la formation surtout pour résoudre « une bonne fois pour toutes » ce problème avec l’écrit… et aussi, implicitement, pour pouvoir en parler.

Ceux d’origine belge étaient toujours surpris de voir autant de monde dans leur situation, eux qui pensaient être les seuls à ne pas savoir. Mais, belges ou étrangers, tous souffraient de cette situation et se rejoignaient dans les conséquences qu’entraine cette difficulté au quotidien.

Je proposais donc des lectures proches de leur réalité professionnelle ou sociale, des analyses de documents du quotidien, factures, formulaires, contrat de bail… et aussi des exercices d’entrainement qui permettaient d’avoir un petit résultat visible rapidement, des exercices pour acquérir une lecture plus fluide et de la dextérité en écriture.

Mais lorsque l’on reste uniquement dans l’utilitaire et le côté technique, apprendre à lire et écrire peut vite devenir une corvée. Si les apprenants avaient du plaisir à se retrouver, il manquait la sensation de plaisir à lire et écrire. J’ai parlé de ce constat avec les apprenants, et c’est ainsi qu’est sortie l’envie de lire un livre, un livre du début à la fin.

Le groupe était très hétérogène. Certains avaient surtout un problème d’orthographe, mais lisaient, d’autres en étaient au déchiffrage et pouvaient à peine écrire leur nom en capitale d’imprimerie.

J’ai alors croisé la collection Tendre Banlieue. Je cherchais justement quelque chose qui nous permettrait de travailler ensemble, une manière de garder la dynamique du groupe, tout en tenant compte des différences de compétences de chacun. Cette collection proposait une même histoire en version BD et livre de poche. Cela correspondait à ce que je voulais. Je pouvais créer des animations avec la version BD et rendre accessible la lecture pour les débutants. Les lecteurs plus avertis pourraient travailler à partir du livre.

Un livre où on ne sait pas lire

Pour des lecteurs adultes débutants, ce n’est pas évident de trouver un livre accessible hors de la littérature jeunesse. J’ai cherché dans la bibliothèque de notre centre de ressources où nous avons un certain nombre de livres pour enfants. Je n’aime pas utiliser cette littérature avec les adultes. Même si ces livres traitent de sujets larges : le divorce, la violence, la peur…, ils s’adressent à l’enfant. Il y a un aspect infantilisant que je trouve gênant vu leur passé scolaire difficile, ou leur statut de parent.

La collection Tendre Banlieue n’est pas de la littérature enfantine et peut tout à fait se lire en étant adulte. Elle aborde les aspects de la vie des banlieues avec justesse, dans un style direct et accessible. Cela correspondait bien au groupe des apprenants, citadins pour la plupart, ou habitant la banlieue. Verviers est une ville avec une grande histoire ouvrière et, depuis ces 30 dernières années, marquée par le déclin de ses industries. Elle se rapproche, par certains côtés, de la réalité des banlieues des grandes villes.

Les yeux de Leïla raconte l’histoire de Guillaume, un adolescent qui ne sait ni lire ni écrire suite à un traumatisme familial qui a pris toute la place dans sa vie d’enfant, au détriment de l’apprentissage scolaire. Il rencontre Leïla, une jeune Marocaine érudite, qui adore la lecture. C’est une histoire tendre et réaliste qui croise plusieurs thématiques : l’illettrisme, l’image de soi, la confiance… mais aussi l’amour, l’amitié, la solitude… Le rapport à l’autre reste le centre du récit.

Le fait que Leïla la Marocaine sache lire, alors que Guillaume le Français ne sait pas, permettait de renverser certaines idées reçues dans le groupe. C’est parfois difficile de comprendre pour un apprenant étranger que des personnes d’origine belge puissent vivre les mêmes difficultés face à l’écrit en étant passées par l’école.

J’ai donc proposé d’organiser la formation en deux temps distincts : la lecture suivie d’une histoire les lundis, et une pratique de l’écriture sous forme d’ateliers les jeudis. Les apprenants ont bien accueilli l’histoire de Guillaume et Leïla. L’action commence très vite dans une supérette du quartier, Guillaume ne fait pas la différence entre un paquet de cacahouètes et un autre d’amandes au rayon des biscuits apéritifs. Il ne sait pas lire l’étiquette… Ce type d’anecdote est souvent rapporté par les apprenants.

Les lundis soirs, rendez-vous avec Guillaume et Leïla

Au bout de quelques semaines, les apprenants étaient complètement « mordus » par l’histoire. Je travaillais en collaboration avec des formateurs bénévoles, ce qui me permettait de scinder le groupe. Une partie travaillait à partir de la BD, l’autre avec la version poche. Les deux groupes progressaient ensemble dans l’histoire. Je fonctionnais avec des photocopies. Chaque groupe recevait la même partie de l’histoire.

Les lecteurs de BD voyaient arriver l’histoire en pièces détachées. Cela pouvait être les bulles sans texte, les images dans le désordre, les pages découpées comme un puzzle… Le fait de reconstituer l’histoire en s’accrochant aux détails, aux images, en comparant le texte des bulles avec une version dactylographiée rendait la découverte de l’histoire plus dynamique et permettait de dépasser l’effet lenteur de la lecture déchiffrée.

Ceux qui s’attaquaient au livre lisaient à voix haute un paragraphe après l’autre, parfois avec des temps de lecture silencieuse. Dans les moments de lecture à voix haute, nous avons abordé la ponctuation en termes de respiration. Ce fut une découverte de comprendre que le sens du texte ne réside pas seulement dans les mots, mais dans la manière de les dire… de les lire.

Dans les deux groupes, le temps de découverte de l’histoire et de lecture proprement dite ne dépassait pas une heure. La demi-heure suivante était réservée à un moment d’écriture. Le copiage d’une réplique ou l’invention d’une spéciale en se mettant à la place d’un personnage, pour les lecteurs débutants. L’écriture d’une suite imaginaire, pour les autres, ou d’une lettre à un personnage…

Puis les deux groupes se retrouvaient pour échanger sur ce qu’ils avaient aimé, comment s’était passée la lecture. Je les questionnais sur ce qui les avait encouragés dans leur propre expérience de lecteur. Ainsi tout le monde progressait dans l’histoire sans que je n’observe de lassitude.

Les apprenants des cours du soir sont souvent irréguliers. La réalité d’un travail pénible, ou des horaires en pause, sont la cause principale des absences. Malgré tout, j’observais que les apprenants qui n’étaient pas venus une semaine s’informaient de la suite de l’histoire, râlaient de ne pas avoir été là pour découvrir comment Leïla avait quitté Guillaume, ou comment celui-ci lui avait avoué son illettrisme… Ils demandaient les pages manquantes pour lire chez eux, s’organisaient pour classer leurs feuilles et reconstituer le livre.

À la fin, certains ont acheté le livre, pour le plaisir de l’avoir, et pour le relire chez eux. Je me souviens de la lecture du dernier chapitre. Ils étaient à la fois heureux d’arriver au bout du livre, une vraie victoire, et tristes que l’histoire soit finie… De mon côté, j’étais heureuse du plaisir exprimé.

Suite à cette expérience, j’ai continué à développer l’accès à la lecture plaisir. D’autres personnages ont peuplé les cours d’alpha, ont fait rêver, rire, pleurer, se révolter…


Pascale Lassablière

Article publié dans TRACeS de changements (dossier « Littérature jeunesse » – n°203 – nov/déc. 2011), le périodique de ChanGements pour l’Egalité

(1) Tito, Les yeux de Leïla, collection Tendre Banlieue, Casterman, 1995.

En savoir plus :

Association Lire et écrire : www.lire-et-ecrire.be

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