Accepter ou s’indigner ? A chacun de choisir !Clés pour comprendreFocus

15 mars 2012

L’année 2011 a été marquée par des vagues de protestations peu communes. Si les aspirations des foules diffèrent selon les contextes et les régions du monde, une caractéristique les unit : l’indignation face à des situations jugées injustes. Face aux conséquences de la crise, auxquelles la Belgique n’échappera pas, des choix s’imposeront. Les citoyens auront-ils voix au chapitre ? Si elle n’est pas entendue au sein des institutions, qu’au moins elle résonne dans la rue !

L’hebdomadaire américain Time a désigné « le manifestant » personnalité de l’année 2011. Et pour cause : de la place Tahrir en Égypte à la Puerta del Sol en Espagne, en passant par Syntagma en Grèce, une vague de protestation s’est levée, atteignant même le parvis de Wall Street avec le mouvement Occupy. Ces manifestations n’ont pas toutes été coordonnées et, malgré des similitudes, ne visent pas toutes les mêmes objectifs. Leur récurrence à travers le monde témoigne cependant d’un malaise généralisé et d’une même soif d’assurer les droits essentiels des citoyens, que ce soit – notamment – par l’accès à la démocratie pour le Printemps arabe, ou par la fin du règne de la finance pour Occupy.

Parmi ces manifestants, beaucoup se sont dit « indignés ». Ce qualificatif a surgi pour la première fois à Madrid, avec les Indignados de la Puerta del Sol. Le mouvement des Indignés tire son nom du livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! : pamphlet d’un ancien Résistant désireux de voir les générations à venir conserver les acquis sociaux si chèrement payés après la Seconde Guerre mondiale.

Le fait que ce phénomène soit apparu en Espagne ne doit rien au hasard. C’est « dans un contexte marqué par un chômage massif (44,2% des 16-25 ans en avril 2011, selon Eurostat), par la perte des droits sociaux, les plans de rigueur en matière de santé et d’éducation, la précarité croissante du travail et les saisies de logements » qu’une « plate-forme citoyenne lance, notamment via les réseaux sociaux, un appel à manifester » (1).

Un succès inattendu

Indépendant des partis politiques et des syndicats, ce mouvement remporte un succès inattendu et fait tache d’huile. Pour marquer le coup, les jeunes restent camper pendant plusieurs semaines à la Puerta del Sol, prenant leurs décisions de manière participative et collective au sein d’assemblées générales. Comme eux, d’autres décident alors de dresser des tentes en signe de protestation, y compris à Bruxelles. Les manifestations se multiplient à travers le monde entier. Le 15 octobre, appelée « journée mondiale des Indignés », on ne compte pas moins de 951 villes touchées par le phénomène, dans 82 pays.

Les slogans varient selon les lieux, de même que les revendications se déclinent en fonction du contexte local. En Espagne, on en voit réclamer « une vraie démocratie » et s’insurger contre leurs gouvernants (« Ils ne nous représentent pas ! ») (2), non sans présenter des revendications claires : suppression des privilèges de la classe politique, lutte contre le chômage, droit au logement, services publics de qualité, contrôle des organismes bancaires, fiscalité juste, libertés citoyennes et démocratie participative, réduction des dépenses militaires (3). Chaque demande est suivie de propositions de mesures à mettre en œuvre.

Un mouvement hétéroclite

Qui sont les Indignés ? Ils font partie d’un vaste mouvement hétéroclite de citoyen(ne)s à travers le monde, désireux de modifier l’influence de la finance sur leurs vies. Beaucoup sont des jeunes, des étudiants, mais on compte aussi parmi eux des ouvriers, des employés, des fonctionnaires, des chômeurs, des retraités… Certains syndicalistes aussi, mais à titre personnel.

Un tract d’Occupy et de Démocratie réelle présente la définition suivante : « Si vous trouvez anormal que le système financier actuel favorise les plus riches au détriment des autres, que les banques soient renflouées par les États, que la politique soit soumise aux lois du marché au lieu de travailler pour et avec le peuple, que notre Planète soit détruite au nom de la croissance économique infinie ; si les injustices et les inégalités de ce monde, qui chaque jour sont de plus en plus flagrantes, vous font réagir, alors oui, vous êtes un-e indigné-e ! »

Sans surprise, le mouvement ne fait pas l’unanimité. Beaucoup ont du mal à comprendre ce que réclament les Indignés, y compris dans le camp socialiste. D’autres les trouvent trop imprécis. Interrogé dans la presse, Edouard Delruelle, professeur de philosophie morale, politique et du droit à l’université de Liège, explique que le mouvement agit plus « dans une logique réactive que dans l’expression de propositions. » Pour lui, « il s’agit d’une indignation générale contre un système en général. Cette indétermination marque son originalité mais aussi ses limites. » Et de questionner : « Que veulent-ils ? Sur quoi cela va-t-il déboucher ? » (4) D’où un certain scepticisme…

Héritiers des forums sociaux?

Pourtant, ce phénomène de rassemblement et de réflexion n’est pas neuf. Il n’est pas sans ressemblance avec le Forum social, par exemple. Comme l’indique Geoffrey Pleyers, chercheur à l’Université catholique de Louvain, « le mouvement altermondialiste a émergé il y une quinzaine d’années, lorsque, dans différentes régions du monde, des acteurs locaux et des réseaux d’experts engagés se sont insurgés contre les politiques néolibérales. Ils sont parvenus à ouvrir des espaces de débats sur des questions techniques jusque-là réservées à quelques experts des institutions internationales : la dette du Tiers Monde, une taxe sur les transactions financières, les paradis fiscaux… » (5)

L’altermondialisme et le principe du Forum reposent sur une indignation similaire, sur un même désir de donner la parole aux citoyens et de rechercher d’autres modèles. Les limites des deux mouvements se ressemblent aussi : aucun pouvoir décisionnel, peu d’impact sur les politiques en place… sans compter les débordements de quelques vandales, que les médias ne manquent pas de mettre en exergue.

Mais à la différence du Forum social, qui, outre sa démultiplication à travers le monde, a pu trouver l’une de ses forces dans sa répétition d’année en année, le courant des Indignés doit encore prouver sa capacité à perdurer, si nécessaire. Le Forum social est aussi parvenu à faire passer des messages clairs, qui ont donné vie à de multiples initiatives locales de démocratie participative, de soutien aux petits agriculteurs et dans bien d’autres domaines. Une certaine expertise est également reconnue et des changements d’approche ont été permis grâce aux réflexions nées de la mouvance altermondialiste.

Même si un certain essoufflement se fait sentir, les réussites ne manquent pas. Geoffrey Pleyers cite notamment le fait d’être parvenu à faire entendre un message original : « les « simples citoyens » ne sont pas que des spectateurs ou des victimes de la mondialisation, ils peuvent en devenir acteurs, faire entendre leurs voix face aux enjeux globaux. » Les altermondialistes, écrit-il, « ont voulu peser sur le cours des choses, en s’opposant au néolibéralisme, en développant des alternatives dans leurs espaces quotidiens ou en ouvrant des espaces publics de débat sur des sujets dont dépend parfois le destin commun de l’humanité. En affirmant cette possibilité d’agir, le mouvement altermondialiste a transformé le cours de la mondialisation et a ouvert une brèche dans laquelle d’autres mouvements se sont engouffrés depuis » (6). Les Indignés pourraient s’inscrire dans cette continuité.

Reste la question du « pourquoi » : pourquoi une telle indignation, pourquoi faire entendre sa voix ?

Le serpent qui se mord la queue

« Jusques à quand ? » aurait dit Cicéron [sic]. Lui qui s’indignait de l’attitude de son rival, Catilina, qu’il accusait de faire du monde « un théâtre de carnage », quel discours aurait-il prononcé face à l’imposture généralisée de la crise actuelle ? Car la question est bien celle-ci : jusqu’à quand les dirigeants (en particulier ceux de l’Union européenne) resteront-ils aveugles face aux déficiences du système économique contemporain ?

Le cri d’indignation qui monte de la rue vient leur rappeler qu’ils ne sont pas nommés pour satisfaire quelques intérêts particuliers ni dans le simple but de se faire réélire aux élections suivantes. Soucieux de voir encore l’avenir avec espoir plutôt qu’avec résignation, les Indignés ne veulent pas payer l’addition d’un repas trop copieux… dont ils n’ont même pas profité !

La faute à la crise ? Dans la recherche effrénée de la croissance économique, on a poussé à la consommation sans discernement, quitte à mener les foyers à s’accrocher aux crédits. Peter Vanden Houte, économiste en chef chez ING, raconte ainsi que « dans le passé nous avons généré de la croissance en créant de l’endettement. » (7)

À l’endettement des ménages a succédé l’enlisement de l’endettement des États (en partie dû aux crises financières et économiques). Les mesures d’austérité qu’ils mettent maintenant en place reviennent à se tirer une balle dans le pied, puisqu’elles ne font que plomber davantage la croissance. Or, dans l’attente d’un changement structurel durable, on avance que « la solution idéale, c’est de générer de la croissance et de la richesse de sorte que finalement, rapportée à un PIB en forte augmentation, le poids relatif de la dette baisse et redevienne supportable. » (8) Le serpent de la croissance se mord la queue en y plantant les crochets de l’austérité.

Ras-le-bol généralisé

Erreurs de gestion de certains États, influence disproportionnée des agences de notation, imprudence de nombreuses banques, pression des marchés… Ajoutons-y, en Belgique, une méfiance vis-à-vis des politiques (après plus de 500 jours pour la formation du gouvernement) et on comprendra le ras-le-bol des citoyens ! Ras-le-bol vis-à-vis de dirigeants qui peinent à prendre leurs responsabilités ou qui se contentent de poser des rustines usées sur des pneus crevés, ras-le-bol face à une économie qui les utilise comme des marionnettes, ras-le-bol enfin devant un avenir qui n’augure rien de bon.

Dans la balance, le poids de la finance ne peut être nié. D’ailleurs, dans son ouvrage, Stéphane Hessel fustige sans faux-semblant ce qu’il appelle « l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. » (9) Sous la plume d’un homme qui a connu la poigne hitlérienne, ces mots ne peuvent être pris à la légère.

La crise impose des choix, indéniablement. Sauver le système ou sauver les gens ? Reprenant la conclusion d’un article de Frédéric Lordon, souhaitons que « si, du néolibéralisme ou des populations, l’un seulement des deux doit y passer, qu’au moins ce soit lui. »

Retour à la source

« La première des solutions, c’est d’abord de changer d’attitude mentale vis-à-vis des inégalités. C’est de reconnaître qu’elles sont choquantes quand elles sont excessives » (10), explique Pierre Defraigne, professeur au Collège d’Europe et à l’UCL. Et ce refus de la fatalité ne coule pas de source !

On peut donc critiquer le mouvement des Indignés, trouver son action limitée, ou même ne pas le prendre au sérieux ; il représente tout de même un signal d’éveil, comme le sont les nombreuses initiatives citoyennes qui fleurissent en différents lieux à travers la Belgique, l’Europe et le monde entier.

Ces initiatives peuvent évidemment paraître bien légères face aux enjeux. Elles témoignent toutefois du désir de nombreux citoyens de s’intéresser à ce qui concerne la res publica, la chose publique, voire de se réapproprier l’espace public comme le veut le principe de la démocratie. Elles témoignent aussi du fait que la politique est l’affaire de tous et non celle des seuls ministres et autres députés.

C’est pourquoi il est essentiel que, d’une part, les gens soient correctement informés et que, d’autre part, ils puissent faire entendre leur voix (et pas uniquement lors de débats télévisés organisés pour faire de l’audimat ou laisser les futurs élus séduire l’assistance). Descendre dans la rue reste depuis des siècles un moyen de la faire entendre.

Des principes pour avancer

Et si les revendications exprimées par les Indignés peuvent paraître abstraites, retournons donc à la source, c’est-à-dire au texte de Stéphane Hessel. Voici les principes qu’il met en avant (11):
o L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économique.
o Une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général.
o Le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques.
o Un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens les moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail.
Ces idées, il les tire directement du Programme du Conseil national de la Résistance (texte du 15 mars 1944), mais à l’heure où les dirigeants avancent l’austérité comme unique plan d’action, elles pourraient aussi convenir aux revendications de la rue. Dans son livre, écrit à la suite de la crise de 2008, Stéphane Hessel critique le recul du début du XXIe siècle, allant jusqu’à affirmer que « c’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd’hui remis en cause. » (12)

Le Programme du Conseil national de la Résistance inclut également d’autres enjeux, tels que la « sécurité de l’emploi », une « retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours », « l’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi », ou encore « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine ».

Comment est-il possible que ces requêtes aient été oubliées en un demi-siècle à peine ? Comment peut-on accepter que l’on rogne désormais sans vergogne sur les acquis sociaux du passé ? À la lecture de ces objectifs à la fois si simples dans leur formulation et si évidents dans leurs principes, faut-il donc encourager des plans d’austérité visant à détricoter les protections sociales et à privatiser les biens publics ?

De manière générale, il est temps de retrouver la valeur du bien commun. Si la propriété privée est un principe admis et défendu bec et ongles depuis longtemps en Occident, « la propriété publique a elle aussi besoin de protections et de garanties de long terme. » (13) Comme l’explique le professeur Ugo Mattei, « toute privatisation décidée par l’autorité publique – représentée par le gouvernement du moment – prive chaque citoyen de sa quote-part du bien commun » (14).

Le mot de conclusion revient naturellement à Stéphane Hessel : « On ose nous dire que l’État ne peut plus assurer les coûts de ces mesures citoyennes. Mais comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes alors que la production de richesses a incroyablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Sinon parce que le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste, avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Les banques désormais privatisées se montrent d’abord soucieuses de leurs dividendes, et des très hauts salaires de leurs dirigeants, pas de l’intérêt général. L’écart entre les plus pauvres et les plus riches n’a jamais été aussi important ; et la course à l’argent, la compétition, autant encouragée. […]

Nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de la Résistance et ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous ! » (15)

Renato Pinto, Vivre Ensemble Éducation
Analyse réalisée par Vivre Ensemble Education

(1) GUILLÉN R., « Alchimistes de la Puerta del Sol », www.monde-diplomatique.fr, 07.2011.
(2) Ibidem.
(3) http://owni.fr/2011/06/01/les-propositions-de-%C2%A1democracia-real-ya/
(4) BOUTTE T., « C’est plutôt l’expression d’un no future », www.lalibre.be, 01.06.2011.
(5) http://www.cncd.be/L-alter-mondialisme-au-delà-de
(6) Ibidem.
(7) THOMAS P.-H., « Une économie en panne en 2012 », Le Soir, 16.12.2011, p. 26.
(8) Ibidem.
(9) HESSEL S., Indignez-vous !, Indigène éditions, Montpellier, 2010, p. 12.
(10) DEFRAIGNE P., « Idéal égalitaire contre pauvreté », dans L’entreprise & l’homme, Bruxelles, Association chrétienne des dirigeants et cadres, 2009, p. 20.
(11) Op. cit., p. 10.
(12) Op. cit., p. 11.
(13) MATTEI U., « Rendre inaliénables les biens communs », Le Monde diplomatique, 12.2011, p. 3.
(14) Ibidem.
(15) Op. cit., p. 11.

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