Paul Ibrahima Thiao : « Former le petit paysan pour accéder à la sécurité alimentaire ! »Clés pour comprendre

22 octobre 2012

Paul Ibrahima Thiao est fermier dans la région de Diourbel, au Sénégal, à cent cinquante kilomètres environ à l’est de Dakar. Avec son organisation, le Forum des Organisations Non-Gouvernementales du Sénégal (FONGS), il milite activement pour la sauvegarde d’une agriculture familiale dans son pays. L’élection d’un nouveau président de la République, Macky Sall, en mars 2012, est une chance nouvelle de faire valoir cette approche. « Ce nouveau gouvernement nous écoute mieux que le précédent », se réjouit Paul Ibrahima Thiao…

« FONGS fut créée en 1976, explique Paul Ibrahima Thiao, et s’inscrit dans une dynamique associative. Avec des producteurs de la région du centre du pays, par exemple, nous faisons de la production arachidière, des céréales, de la pastèque, du haricot – qu’on appelle le niébé -, mais aussi de l’oseille qui sert à faire des sirops… Toutes ces productions sont caractéristiques de cette zone où fut introduite la culture de l’arachide, une culture de rente qui est pratiquement la seule ressource pour une grande partie de la population. Or les pratiques agricoles qui nous ont amenés à la situation actuelle commencent à montrer leurs limites… »

Peser sur les choix politiques

Aujourd’hui les petits agriculteurs sénégalais, même s’ils ne peuvent pas changer radicalement de direction, prennent des options qui répondent beaucoup plus à la nécessité alimentaire qu’à une culture de rente, une culture quasi exclusivement pensée pour la commercialisation et l’exportation.

« Les paysans qui nous rejoignent, dit Paul Ibrahima Thiao, s’efforcent de prendre en charge localement les préoccupations qui sont les nôtres, en fonction des spécificités de leur zone. Pour cela, nous leur offrons un accompagnement, soit de techniciens soit de scientifiques, mais nous imposons également certaines règles de conduite sur le plan politique. Nous voulons avoir une influence forte afin d’agir sur certaines décisions qui reviennent ensuite nous fatiguer dans notre façon de vivre. Quand nous avons commencé à approcher les politiques et à leur donner notre point de vue par rapport aux orientations des programmes agricoles, nous nous sommes rendus compte qu’ils nous minimisaient systématiquement, prétendant que nous n’avions que septante mille membres, alors que le Sénégal, dans les annés quatre-vingt, comptait environ sept millions d’habitants. Ils prétendirent que nous n’étions pas représentatifs en se basant sur le fait que la population vivant directement de l’agriculture était très largement majoritaire dans le pays. Nous n’étions pourtant pas porteurs de révolte mais de revendications légitimes, nous incarnions la maturité d’un monde rural qui savait déjà très bien ce qu’il voulait. La machine était lancée mais, malheureusement, à la fin des années nonante, l’arrivée du président Abdoulaye Wade et le passage d’un régime socialiste à un régime libéral, a entraîné une sorte de négation de la petite exploitation agricole au Sénégal. Elle représente pourtant 60% de la population d’un pays qui atteint aujourd’hui environ treize millions d’habitants. »

Lutter contre l’accaparement des terres

FONGS était cependant sur la bonne voie, notamment en anticipant très tôt le problème de l’accaparement des terres qui se répand partout en Afrique sous ses deux formes principales : soit la formule « nationale » – de riches nationaux font mine de s’intéresser à l’agriculture pour transformer ensuite les terres acquises en zones habitables -, soit la formule « internationale » – des étrangers, principalement asiatiques, viennent occuper les zones les plus fertiles afin de produire intensivement pour le marché mondial.

« Des contraintes de coût de la main-d’oeuvre, d’occupation de l’espace, d’obligations légales font que ces producteurs étrangers viennent chez nous, constate Paul Ibrahima Thiao. Mais, quand ils viennent, ils sont accueillis seulement par des gouvernants ; il ne s’agit souvent que d’un deal à haut niveau. Les accords qui permettent leur installation ne sont jamais décidés par les petits paysans à qui on prend les terres ; ils ne leur profitent jamais. J’ai personnellement connu un cas où le président d’un conseil rural avait signé un accord d’usage avec un promoteur étranger mais pour une surface qui dépassait largement celle de sa propre zone. Aucune étude préalable n’avait été faite ! Au Nord, on a même vu une communauté s’élever jusqu’à ce qu’il y ait mort d’homme pour repousser un étranger venu s’installer pour faire du biocarburant, ou je ne sais quoi… Quand il y a eu ce soulèvement, le premier ministre est venu dire, à la télévision, qu’il pensait que le projet pourrait être productif pour les populations concernées mais que, puisqu’il en était ainsi, il allait voir comment le délocaliser… Le fait que le premier ministre lui-même se soit senti forcé d’intervenir indiquait bien que l’affaire avait été traitée à haut niveau, à l’insu des paysans. »
Il faut évidemment préciser, à l’usage du lecteur européen, que la notion de propriété est très différente en Afrique où il n’existe, en milieu rural, que des droits d’usage coutumiers.

« La loi sur le domaine national confirme le droit de propriété de l’état, précise Paul Ibrahima Thiao : il existe des terres pour l’habitat, des terres de carrières et des terres de production qui sont occupées par les paysans. Nous sommes très soucieux de cette situation car le manque de gestion des ressources naturelles est lié à ce problème d’appropriation de la terre. De génération en génération, ce sont normalement les mêmes familles qui exploitent les mêmes terres ; c’est pourquoi nous sommes en train de travailler pour obtenir la légalisation de ce droit d’usage : si nous démontrons que les familles occupent les terres depuis longtemps, si nous faisons admettre qu’il faut formaliser l’occupation de l’espace par ces famille, nous pourrons prétendre à un remembrement qu’il est difficile d’imposer actuellement. Mais nous ne voulons pas non plus tomber dans la propriété privée moderne, telle que les Occidentaux la comprennent, qui inclut aussi le droit d’aliéner le bien, qui fait partie du bien commun. Dès le départ, nous pensions proposer de mettre le titre de l’affectation au nom du chef de famille afin que l’usage revienne à la famille et ne soit pas divisible. Mais nous nous sommes rendu compte qu’un homme qui avait plusieurs femmes, chaque femme ayant un fils aîné, avait aussi plusieurs héritiers, ce qui constituait une source de tiraillements pour la propriété car si on fragmente la propriété, on fragilise la famille. L’idée qui est la nôtre est donc d’accorder un titre au nom de la famille toute entière, la famille Thiao par exemple ; l’usage de la terre revient à la famille car c’est dans la famille et pour la famille que se fait la production… »

Précisons que, d’une manière générale, FONGS mène des campagnes de sensibilisation, ainsi qu’une mobilisation autour des personnes qui sont menacées d’accaparement. A côté de cela, l’organisation fait également un lobbying important, avec l’aide de Via Campesina, au niveau de la communauté internationale. FONGS est membre de la Via Campesina, à travers une structure sénégalaise, le CNCR (Conseil National de Coopération et de concertation des Ruraux), qu’elle a mise en place.

Mieux organiser les filières

« De nombreux produits alimentaires, explique Paul Ibrahima Thiao, entrent massivement chez nous et changent radicalement nos modes de consommation. Ils ne laissent, en retour, aucune chance à nos petits producteurs locaux de vivre de ce qu’ils savent faire. Le succès que nous avons remporté en ce qui concerne l’oignon est très significatif ; il est la conséquence d’un combat de plusieurs années durant lesquelles nous avons organisé les producteurs, nous leur avons montré les chiffres et le mécanisme de transfert sur le commerce international qui vient influencer l’équilibre des populations en Afrique. Notre problème est que la production intérieure puisse répondre à la demande. Il faut, pour cela, prendre le risque de fermer carrément la frontière, d’interdire toute importation, chose que nous sommes en train de réussir avec l’oignon. Et si nous sommes arrivés à protéger l’oignon produit au Sénégal, pourquoi n’arriverions-nous pas à la faire avec d’autres productions ?

Les Sénégalais sont de gros consommateurs d’oignons ; nous avons une bande qui part de Dakar à Saint-Louis, la zone des Niayes, où l’on en produit beaucoup. Nous n’avons malheureusement pas d’infrastructures adaptées pour permettre une bonne conservation, des hangars de séchage essentiellement. Le paysan a donc tendance à se débarrasser au plus vite de sa récolte, ce qui crée une surcharge du marché et une chute des prix. Que faut-il faire ? Aider les gens à investir, évidemment, afin qu’ils puissent garder leur propre récolte et alimenter le marché sur une longue période, ce qui n’est pas possible si un autre oignon, hollandais par exemple, vient inonder le marché en permanence. Un autre élément important sera de se mettre d’accord avec le ministère afin de fixer le prix. Il faut le plafonner en période de production : le paysan ne doit pas perdre mais il ne doit pas non plus spéculer jusqu’à fatiguer le consommateur. A travers nos formations, nous invitons évidemment aussi les gens à faire de la production de qualité. Et c’est pareil sur l’ensemble des filières de production…

Pour les oignons, la plupart des semences que nous utilisons sont importées de France ou de Hollande. Il n’y a que pour la pomme de terre que nous disposons d’une quantité suffisante de semences afin de répondre aux besoins. Le problème de la semence commence vraiment à nous concerner. Au sujet des OGM, nous avons déjà clamé haut et fort que ce n’était pas cela la solution… »

Des stratégies d’adaptation par rapport au bouleversement climatique

Là aussi, le constat est le même : il est indispensable que FONGS apporte toutes les informations utiles aux communautés, aux exploitations familiales afin de les rassurer.

« Nous voulons éviter que l’agriculteur se sente impuissant, dit Paul Ibrahima Thiao, le problème ne doit pas être pris comme une fatalité. L’adaptation a toujours été notre meilleure réponse chaque fois que nous sentions que les choses changeaient ; nous avons toujours su programmer et partager les risques, ainsi que les éléments qui contribuent à la réussite. Le problème c’est qu’aujourd’hui les stratégies d’adaptation sont insuffisamment soutenues par les gouvernants. Mais différentes techniques doit aujourd’hui être fortement encouragées. Voici quelques exemples :
- stimuler l’utilisation de la matière organique,
- donner une nouvelle place à l’arbre dans les zones de culture par l’association de l’arboriculture et des cultures céréalières,
- travailler davantage l’amendement des terres : techniques de culture appropriées aux zones arides, cordons pierreux dans les zones en pente pour ralentir le ruissellement de l’eau, compost dans les zones sableuses…
- pratiquer la mise en dépens dans certaines zones – c’est-à-dire qu’on interdit la coupe des arbres souvent faite pour avoir du bois de chauffe – ou stimuler des techniques de reboisement…
Par rapport à la raréfaction des énergies fossiles, il est clair que le besoin en machines agricoles dépend très fort des zones de production concernées. Les cultures de riz de grande dimension nécessitent une importante mécanisation. Mais la très grande majorité des ruraux du Sénégal – 60% de la population, rappelons-le – ont principalement recours à la traction animale qui reste un modèle bien adapté dans le contexte de notre agriculture. Donc, ni investissements, ni coût des carburants, ni pollution, ni détérioration des sols… Il est cependant intéressant de prévoir, dans la plupart des zones, un dispositif permettant d’accéder plus facilement au crédit, pour l’acquisition de petit matériel agricole, par exemple… »

Le paysan sénégalais peut nourrir le Sénégal !

Le Sénégal dispose d’une production très variée : maraîchage dans la zone des Niayes, rizières dans la zone de Saint-Louis, bananes en Casamance, riz en culture pluviale dans le sud du pays, blé au centre…

« Les solutions en matière de production doivent donc être trouvées zone par zone et en fonction des productions locales, affirme Paul Ibrahima Thiao, ce qui n’est évidemment pas compatible avec l’agriculture intensive qui veut, par exemple qu’on fasse du blé partout et en grandes surfaces. Quant à nous, notre vision de l’agriculture est essentiellement vivrière et familiale. Cela suffira-t-il à garantir la sécurité alimentaire du pays ? Nous affirmons que oui : le paysan sénégalais peut nourrir son pays ! L’exploitation familiale, tout d’abord, croit à la défense de certaines valeurs : les gens veulent rester sur leur exploitation tant que leur terre est fertile. Nous nous sommes également rendu compte que l’exploitation familiale est celle qui fait le meilleur compromis entre la connaissance paysanne et la nouveauté scientifique. Le troisième élément favorable est le rapport à l’artisanat. La surface agricole qui faisait vivre la famille sénégalaise, il y a encore trente ou quarante ans, est devenue insuffisante aujourd’hui. Il est donc indispensable de développer conjointement de nouveaux métiers dans les campagnes, sans quoi les gens s’en iront jusqu’en ville pour trouver du travail. »

Au fil des ans, l’action de FONGS porte ses fruits. L’utilisation de la fumure organique et du compostage, par exemple, fait diminuer drastiquement, depuis plusieurs années, l’utilisation d’engrais chimiques…

« Il manque à cela la garantie d’accès à la terre, dit Paul Ibrahima Thiao, nous en avons parlé. Il manque aussi l’accès au crédit d’investissement car le petit producteur n’a pas toujours accès à la banque qui lui demande des garanties qu’il ne peut pas fournir. Il faut donc accompagner l’exploitation, dès le départ, afin de lever les obstacles de ce type. Le seul savoir paysan n’est plus suffisant, de nos jours, pour faire face aux contraintes qui pèsent sur une exploitation agricole, aux effets pervers du changement climatique, à l’amendement des terres pour optimiser les rendements, au maintien de la biodiversité autour de l’exploitation ou même à l’utilisation de semences… De nouvelles connaissances sont donc aujourd’hui indispensables. Or nous voulons maximiser la production sur la base des réalités locales : travaillons d’abord pour vivre, travaillons ensuite pour conserver et, s’il reste quelque chose, nous pourrons peut-être le vendre. Aujourd’hui, hélas, vu le niveau d’intensification, la plupart des agriculteurs, au lieu de cultiver pour vivre, le font pour répondre aux besoins du marché. Or, pour nous, la sécurité alimentaire doit primer sur tout le reste ! »

Rencontre organisée en collaboration avec SOS Faim

Propos recueillis par Dominique Parizel et François Gauthier

Article publié dans la revue Valériane, Nature et Progrès, n°97 sept/octobre 2012, p.39 à 41

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