Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : la mixité sociale sous contrôleClés pour comprendre

16 décembre 2013

Souvent présentés comme des espaces ouverts à la « mixité » et à l’échange, les nouveaux cafés « à la mode » semblent pourtant n’être qu’un nouvel « entre-soi » destiné à un public très ciblé. Aussi, le café « branché », loin de s’intégrer dans les quartiers populaires, contribue plutôt à les transformer.

« L’urbain est désormais le point où se heurtent de plein fouet – oserons- nous parler de lutte des classes ? – l’accumulation par dépossession infligée aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche à coloniser toujours plus d’espace pour la jouissance raffinée et cosmopolite des plus riches. »
David Harvey

Consommer « branché » tout en développant la mixité sociale par une offre commerciale alternative est devenu une des idées centrales des politiques publiques en matière de « renouveau » urbain à Bruxelles. Cette idée trouve l’une de ses principales expressions avec l’ouverture de commerces « alternatifs » dans des quartiers populaires qu’il faudrait « revitaliser ». Parmi eux, les cafés « branchés » constitueraient une grande « opportunité » pour « redynamiser » un quartier défavorisé. Mais est-ce bien vrai ? Quelles sont les réalités qui se cachent derrière l’omniprésent discours sur la mixité sociale ? Quels sont les effets réels de l’installation de certains commerces « alternatifs » dans un quartier populaire ?

Une première enquête réalisée avant ce dossier sur le quartier de Flagey apportait quelques éléments de réponse. Avec un regard plus ethnographique celle-ci révèle que derrière une grande proximité spatiale avec les autres cafés, les cafés branchés sont moins ouverts qu’ils ne laissent l’entendre. Ces cafés semblent ainsi être moins le signe d’un « renouveau urbain » sous le blason de la mixité que des marques, parmi d’autres, d’une forme particulière de recomposition des inégalités dans la ville…
Flagey, quartier alliant « mixité » et bars « branchés » ?

Adjacent du chic quartier des Étangs d’Ixelles et, plus loin, des beaux quartiers du sud-est, le quartier Flagey a la caractéristique de ne pas être marqué par de grands ensembles de logements sociaux et est investi récemment par une immigration plus européenne que maghrébine. Sa transformation en haut lieu de la « branchitude » bruxelloise s’opère depuis la reconversion de la Maison de la Radio en lieu de spectacles puis, dans la foulée, la rénovation de la place et l’apparition d’une offre commerciale particulière (café-concert, bars « branchés », restaurants « exotique », bars à vins,…). L’investissement par une population étudiante, par des fonctionnaires et stagiaires européens ou par des élites artistiques a mené à une redéfinition importante de l’espace urbain à l’échelle du quartier.

Parallèlement à toutes ces transformations, vient se greffer un discours sur la diversité et la mixité sociale qu’incarnerait le renouveau du quartier et ses nouveaux cafés. Charles Picqué, alors ministre président de la Région bruxelloise, parlait du quartier comme d’un « lieu d’articulation des diversités sociale, culturelle et fonctionnelle » . L’agence régionale Atrium, qui travaille précisément à la revitalisation des quartiers sous l’angle de l’offre commerciale, note d’ailleurs « que les quartiers qui progressent sont ceux où la mixité des populations est la plus développée ou dans lesquels la mixité commerciale est importante. » . Il s’agirait de « promouvoir » la mixité sociale d’un quartier au travers de nouvelles offres commerciales attractives de nouvelles populations pour le « revitaliser ». En parlant de son nouveau café « Potemkine » à Saint-Gilles, Frédéric Nicolay ne cache lui-même pas son goût pour cette « mixité » ; « Nous avons tout de même voulu nous installer ici, dans le bas de Saint-Gilles, car c’est un quartier mixte, pas établi, qui évolue beaucoup » . Il insiste sur la grande importance qu’il attache à ce que ses établissements soient « ouverts » à tous publics. « Nos évènements sont gratuits, c’est bien la preuve qu’on ne s’adresse pas qu’à un seul public » précise-t-il.

L’illusion de la « mixité »

À l’image d’un quartier « mixte », le café « branché » aime ainsi se présenter comme un moteur du changement et de la mixité dans ces quartiers. Cependant, loin d’être un espace neutre où une population se mélangerait au hasard des rencontres, l’enquête nous permet de mesurer la très grande relativité de cette prétendue mixité. Un simple questionnaire établissant les différents cafés que fréquentent les clients des établissements de la place Flagey nous a renseignés sur le fait que les clientèles des cafés « populaires » et des cafés « branchés » ne sont pas du tout les mêmes. Les résultats sont explicites : les clients des cafés « branchés » vont extrêmement rarement dans les cafés « populaires » et vice-versa. Ainsi aucun répondant dans les cafés « branchés » de la place (comme le Belga et le Bar du Marché) n’indique aller parfois dans les cafés « populaires » (tels que le Caramulo, la Brasserie du Marché, le Café des Arts ou le Pessoa). La différence entre les répondants des cafés dits « branchés » et « populaires » est également marquante sur le nombre de cafés qu’ils fréquentent. Les premiers s’inscrivent clairement dans un large réseau dépassant les frontières du café où nous les avons interrogés, les seconds restant très ancrés dans un territoire et ayant une liste de cafés relativement restreinte. La ségrégation des lieux est donc intimement liée à la ségrégation des publics.

À l’encontre du discours qui voudrait que ces cafés branchés soient ouverts à la « mixité », il semble donc que les publics se mélangent peu et il se reproduit, par-delà leur proximité spatiale, une grande distance sociale par le biais de divers mécanismes. Ces mécanismes, comme l’écrit la sociologue Sylvie Tissot, exigent des cafés « branchés » des ouvertures, mais présupposent toujours que cette mixité n’existe que dans une « proportion raisonnable » . Une subtile logique d’exclusion et d’inclusion faite de « micro-ségrégations » impose, dans les faits, un contrôle très diffus mais d’une grande efficacité. L’intérêt de ces mécanismes est précisément qu’il n’est pas manifeste, et qu’il ne réside pas dans des dispositifs tels que des sorteurs ou des prix trop élevés. Certes ces cafés sont plus onéreux que les cafés populaires, cependant si on veut comprendre ce qui fait « obstacle » à une réelle mixité il faut regarder attentivement les logiques internes de ces cafés. Comment s’organisent les rencontres à l’intérieur ? Quels services offrent-t-ils aux clients ? C’est par de nombreux petits « détails » que les logiques de ces cafés s’opposent et reproduisent par des formes de micro-ségrégations urbaines qui sont d’autant plus efficaces qu’elles se présentent sous l’apparence de « l’ouverture ».

L’opposition au goût populaire

S’il n’est pas possible de définir de manière définitive cafés « populaires » et « branchés », ils forment néanmoins des espaces relativement homogènes et opposés au travers de leurs publics. L’observation des logiques internes de ces cafés et de leurs caractéristiques internes permet ainsi assez rapidement de comprendre ce qui oppose les cafés dits « branchés » aux cafés populaires. On peut par exemple noter l’absence, dans les cafés « branchés », d’écrans télévisés ou de machines à sous. Matériel qui est essentiel pour les cafés populaires où la télévision et les jeux de hasard font partie des équipements indispensables de l’établissement. L’endroit des jeux étant un endroit important, dégagé, il concentre les regards, plaisanteries et autres complicités. C’est un lieu de passage et de sociabilité ; des clients accoudés au comptoir vont jeter un coup d’oeil à la partie en cours, échangent quelques mots avec le joueur puis retournent au comptoir discuter. Le café est ici un espace presque familial et non caractérisé par la recherche d’intimité à chaque table.

À l’inverse, au Belga ou au Bar du Matin, l’idée d’installer une télévision ou une machine à sous, semble étrange pour les interlocuteurs auxquels on s’adresse. Choix reflétant alors l’envie de façonner l’intérieur du café aux habitudes des élites culturelles, venant-là plutôt pour lire, que ce soit des romans, des magazines ou la presse (nationale ou internationale) fournie gratuitement par le café. En journée, ces cafés constituent également un endroit de travail pour de nombreuses personnes attablées en compagnie de leur ordinateur portable. Beaucoup sont des étudiants, des architectes, des artistes, ou des personnes travaillant dans la communication et le marketing. Dans ce cadre, ce n’est pas la télévision qui constitue l’élément central mais la musique, minutieusement choisie. Cette importance donnée à la musique s’inscrit plus largement dans l’organisation régulière de concerts (totalement absents des cafés populaires) de groupes « à la mode ». Ces activités cadrent également avec des horaires très différents des horaires des cafés locaux. Ils sont les seuls à fermer après deux heures du matin alors que les cafés populaires ouvrent avant 8 heures pour accueillir les travailleurs avant leur journée de travail et ferment généralement avant minuit. Pour de nombreux travailleurs, prendre un café au Belga avant d’aller travailler n’est donc pas possible étant donné que seuls les cafés portugais du quartier ouvrent avant 8 heures du matin.

Deux manières de prendre un café…

La logique dans laquelle les clients de ces cafés s’inscrivent en consommant est également assez différente. Dans les cafés « branchés », les clients sont avant tout là de passage, afin de passer un moment de détente ou de travail, accompagnés ou seuls. Les relations entre clients sont ici dénuées de familiarité et marquées par une certaine distance, contrastant ainsi avec les cafés populaires, où l’on va expressément pour y retrouver de la compagnie. Dans le café populaire, pour les plus connus, l’entrée dans le café est quasi rituelle, un signe de la main accompagné d’un bref salut, suivi d’une poignée de main au serveur et au patron qui lui sont familiers ainsi que l’un ou l’autre client. Dans le café branché, il n’existe que rarement des liens entre les nouveaux arrivants qui s’ignorent entre eux, mais ils sont néanmoins attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Les vêtements, les poses, les attitudes, les téléphones, les bouteilles sur les tables sont autant de signes indirects adressés aux autres. L’anonymat dont on bénéficie reste donc relatif au regard des nombreuses manières dont les clients se distinguent des clients « populaires ».
Connaissez-vous le patron ?
Cafés populaires : 22 OUI / 5 NON
Cafés branchés : 5 OUI / 26 NON

Cette convivialité se retrouve aussi dans la mobilité des clients qui naviguent d’une table à l’autre. La table n’est pas un petit espace séparé et personnel comme ça l’est parfois dans certains cafés branchés, mais un lieu de passage. Les tables ne sont pas des espaces clos, privés, divisés et séparés, au contraire, le café est un ensemble, où seuls quelques étrangers, clients de passage, s’isolent à une table et demeurent à l’écart du reste. Ici, le café est un endroit convivial, un univers de familiarité entre les consommateurs – bien plus familiers que consommateurs d’ailleurs.

Le Belga et le Bar du Marché sont au contraire, des endroits où, pendant la journée, les gens s’installent pour lire un roman ou le journal, pour écrire ou travailler. Ici, « chaque table constitue un petit territoire séparé et approprié » . L’individu y a donc une place bien plus importante que dans les autres cafés locaux où là c’est la communauté qui prédomine. Rares sont ceux qui connaissent le patron ou les serveurs. Le client doit aller lui-même passer commande au bar, ce qui reflète un souci de procurer une plus grande liberté et entre-soi au consommateur. On ne vient pas simplement « consommer » un produit, mais profiter d’un espace à l’image de son propre mode de vie. Le comptoir est en ce sens un endroit secondaire, de passage pour les clients venus chercher leur boisson ou leur code pour accéder au Wi-Fi offert. C’est donc un autre comptoir que celui du café populaire. Les clients ne viennent donc pas pour se retrouver dans un endroit familial mais plutôt pour rechercher l’entre-soi, qui est à deux niveaux : avec leur groupe d’amis ou de connaissances, et avec les autres, mais de manière distante. Ils viennent consommer un endroit et un style qui s’intègrent dans une manière de vivre la ville.

Styles de vie et ségrégation spatiale

L’idée défendue par les cafés branchés et les pouvoirs publics de Bruxelles selon laquelle ils pourraient favoriser la mixité sociale par une offre commerciale « alternative » relève d’un mythe qu’il convient de déconstruire. Le style et les formes de sociabilité qu’imposent ces cafés s’opposent en tout point à ceux des classes populaires rendant ainsi compliquée une mixité réelle. Ils impriment de manière tellement prononcée un certain style de vie à l’espace social que la coexistence réelle et conséquente (pas seulement par une proximité spatiale) devient une chimère cherchant plus à masquer les rapports sociaux inégalitaires qu’à les dépasser. La logique-même des cafés dans leur fonctionnement et les services qu’ils offrent sélectionnent, en amont, le public. Que ce soit dans le choix des horaires d’ouverture, de l’ambiance musicale, des activités ou des services offerts (types de quotidiens, Wi-Fi, carte des boissons, snacks, TV, jeux de hasard,…), les cafés s’inscrivent et manifestent les valeurs d’un mode de vie et d’un groupe social spécifiques à ceux auxquels ils sont destinés. Loin d’êtres « ouverts », ces nouveaux cafés ne constituent qu’un autre « entre-soi » que celui des cafés plus anciens. Un café ne peut donc être un espace neutre socialement pouvant « favoriser » de la mixité sociale. Cet espace particulier sera généralement soumis à la domination et au contrôle de ceux dont il porte la culture. Loin d’ouvrir à l’échange, ces politiques publiques ont alors plus comme conséquence de gentrifier que de « diversifier ».

Daniel Zamora
Article publié dans Bruxelles en mouvements n°266, dossier « Service au bar », septembre-octobre 2013

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