Plutôt que de chercher sans cesse à aménager le travail pour le faire perdurer, les quatre auteurs invitent à «penser contre le travail». Leurs réflexions, qui feront mouche tant à gauche qu’à droite, déconstruisent le mythe du plein emploi, de la prétendue liberté du travail, dénoncent le management et ses dangers, la servitude volontaire des cadres et des classes moyennes ou encore le système éducatif assujetti à la société productiviste.
Rencontre avec deux des auteurs, Bernard Legros et Jean-Christophe Giuliani.
Alter Échos : Vous invitez à penser contre le travail. Où vous situez-vous par rapport à ce travail et comment vous vous en êtes distanciés?
Bernard Legros: Je ne sais pas pour quelle raison mais je n’ai jamais vraiment été attiré par l’idée de travailler pour avoir des revenus et pouvoir vivre. Je n’ai jamais estimé que c’était motivant de rentrer dans le projet de quelqu’un d’autre, de devoir faire des efforts pour avoir de l’argent en contrepartie. Je suis plutôt contemplatif.
J’ai entrepris des études d’histoire de l’art, ce qui ne m’a pas donné de grandes ouvertures sur le marché de l’emploi. Sur le marché du travail, j’ai fait des intérims dans l’enseignement et la culture. J’y ai jamais trouvé un grand intérêt, surtout dans la culture progressivement gagnée par le management. Parallèlement, je me suis lancé dans des activités bénévoles, notamment d’écriture, qui ont mobilisé la majorité de mon énergie. Aujourd’hui, je travaille à mi-temps comme professeur de musique. Je ne dirais pas que je suis épanoui mais le gros avantage de l’enseignement est que c’est un métier autonome dans lequel j’ai beaucoup de liberté. Et je continue par ailleurs mes activités bénévoles, ou défrayées légèrement, d’écriture et de militantisme.
Jean-Christophe Giuliani: Je me considère aujourd’hui comme un entrepreneur politique, un créatif culturel, un blogueur et une personne qui pratique la simplicité volontaire. J’ai commencé comme commercial dans la grande distribution. Ma vie, c’était générer du fric et du profit. Je n’y ai plus trouvé de sens au bout d’un moment. J’ai eu de la chance d’avoir un peu de temps libre. J’ai repris une formation en ingénieur de gestion, et puis j’ai pris du recul par rapport au monde du travail et j’ai vraiment retrouvé du sens et du plaisir. J’ai commencé à écrire, à lire, des ouvrages de sciences humaines, j’ai participé à des conférences. De là m’est venue l’envie d’écrire des livres sur la question du travail.
AÉ: Et de quoi vivez-vous, Jean-Christophe Giuliani?
J-CG: Du RSA (revenu de solidarité active, NDLR), d’une aide au logement, de mes réserves et de la simplicité volontaire. Et je m’en porte très bien même si j’ai beaucoup moins de revenus qu’il y a six ans.
AÉ: La fin du travail, l’après-travail… On en parle beaucoup aujourd’hui, que ce soit dans des débats, des ouvrages, dans la presse. Mais cela fait vingt ans que ces questions se posent. Pourquoi ce retour selon vous?
J-CG: La problématique du travail et sa critique datent des années septante. Et le problème n’a jamais été réglé. Les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello ont mis en évidence dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999) deux formes de critiques: la critique sociale – qui concerne la question de l’amélioration du travail – et la critique artiste portée par les cadres, jeunes diplômés qui aspiraient à autre chose que le «métro-boulot-dodo», à un autre mode de vie que celui du travail ou de la consommation. Cette dernière aspiration demeure aujourd’hui, car la société n’a pas été capable d’y répondre. Le management et le marketing y ont répondu, ils ont récupéré ces aspirations, en prônant la créativité. Mais cela n’a pas du tout réglé le problème. Même si on critique le travail aujourd’hui, qu’on cherche à créer, à innover, on reste englué dans le travail. Peu de partis politiques remettent ça en cause. On peut aussi parler d’économie sociale et solidaire. C’est un cache-sexe car ça ne change pas les pratiques, l’activité professionnelle est toujours maintenue comme élément déterminant de l’individu. Les gens travaillent aussi beaucoup dans le secteur associatif et social, ils sont épuisés et font des burn-out, d’autant plus qu’ils sont passionnés par leur boulot. C’est toujours du travail. D’où la nécessité de revendiquer la réduction du temps de travail et de donner une plus grande place au temps libre.
BL: Sur le plan structurel, il faut dire aussi que le chômage endémique de masse implique aussi de réfléchir aujourd’hui sur la question du travail. On se rend compte que le plein emploi, appelé à cor et à cri par la classe politique, ne revient pas, et ne reviendra sûrement jamais car la croissance économique est en berne. Cette question du travail est d’autant plus aiguë aussi que la plupart des gens continuent à s’investir énormément sur le plan affectif dans le travail, que l’on en ait un, ou que l’on n’en ait pas. Comme le dit Dany Robert Dufour (Le délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne: travail, loisir, amour, Paris, Les Liens qui libèrent, 2014), le travail est aujourd’hui devenu un problème aussi bien quand on en a un que quand on n’en a pas, ce qui représente un problème sans solution, et une grande souffrance pour les travailleurs.
AÉ: Comment envisagez-vous l’après-travail?
BL: Ma réflexion porte sur le devenir du travail pendant la transition décroissanciste. Je suis objecteur de croissance et j’essaye d’imaginer la place qu’aurait le travail salarié, comme le travail tout court, dans une société qui devrait réduire son empreinte écologique pour des raisons évidentes de protection du climat et des écosystèmes. Selon moi, le travail salarié ne devrait plus être considéré comme un tremplin pour la performance individuelle, la richesse matérielle, pour la compétition. On devrait expurger ces valeurs du travail, qui devrait être une activité modeste et neutre, quelque chose qu’on doit faire parce qu’on est obligé. Il faut investir ailleurs ses fantasmes de bonheur et d’épanouissement, dans le sport, l’art, la religion, l’érotisme, les voyages.
J-CG: Pour moi aujourd’hui, il y a deux sortes d’activités: les activités professionnelles et les activités «tout court» qui peuvent être multiples. On a aujourd’hui suffisamment de moyens et de gains de productivité pour réduire le temps de travail. Au lieu d’utiliser des gains de productivité pour sans cesse créer de nouveaux biens et services, en vue d’une croissance économique utilisons-les pour réduire le temps de travail. C’est un choix politique. Il est mis en œuvre aujourd’hui mais complètement détourné. On observe l’existence de temps partiels subis la plupart du temps. Les lois sur l’aménagement du temps de travail ne permettent pas de réduire le temps de travail. On est toujours à cinq jours par semaine. On est en présence de gens qui travaillent énormément, ce qui mène à un abrutissement, et d’autres qui sont au chômage. Ce modèle ne peut plus tenir. Pourtant, notre modèle social continue de reposer là-dessus. Et il fonctionne car les cadres et la classe moyenne continuent de bosser cinquante heures par semaine et parfois bien plus. D’où l’article que j’ai écrit dans ce livre: «Comment obtenir la servitude volontaire des cadres et des classes moyennes». Si les cadres travaillaient moins, avaient plus de temps libre et commençaient à s’émanciper en dehors de leur activité professionnelle, le modèle social changerait.
AÉ: Vous en appelez donc aussi à remettre en valeur des activités ou un travail invisibilisé aujourd’hui, comme le soin aux autres, le care…
J-CG: Actuellement, le mode de production dominant est le mode économique, alors qu’il y en a plein d’autres: le mode de production artistique, culturel… Quand je distingue les activités professionnelles et les autres activités (s’occuper de ses enfants, des personnes âgées, activités associatives), c’est pour redonner une place à ces activités-là. Et pas seulement aux classes populaires ou aux sans-emploi. Aux cadres et aux classes moyennes aussi. Il est nécessaire qu’ils aient plus de temps libre pour développer autre chose que leurs activités professionnelles. Ils sont aujourd’hui les victimes du système mais aussi les garants de sa pérennisation. Si les cadres se révoltent et demandent pour travailler trois jours par semaine, on n’a pas les moyens de pouvoir leur dire non. Mais encore faut-il qu’ils aient conscience de leur servitude. Il faut qu’ils lisent Bonjour paresse, un best-seller dans lequel l’auteure Corinne Maier enjoint aux cadres de traîner les pieds.
AÉ: L’ouvrage entend donner quatre pistes de réflexion, qui ne font pas spécialement consensus, sur l’après-travail. Quelles sont vos principales divergences?
J-CG: On est d’accord sur le constat écologique. Mais nos points de vue diffèrent sur comment arriver à sortir du travail. Je prône l’utilisation des gains de productivité à des fins de transformation sociale.
BL: Je m’inscris clairement dans une optique de décroissance. Moi, je suis persuadé que les gains de productivité vont s’effondrer dans les années qui viennent. Donc que fera-t-on à ce moment-là? Je dis tout simplement que 30% de la population se retrouvera aux champs pour ne pas mourir de faim, et sans moyens techniques. Je ne prends pas ça comme une malédiction, au contraire, cela permettra une reconnexion de l’être humain à la terre, déconnecté par le progrès et les biens de productivité.
AÉ: On est donc en présence d’un optimiste et d’un pessimiste, voire un catastrophiste…
J-CG: Ce qui m’importe dans le changement est l’émancipation de l’individu et le mieux-être collectif. Pour être bien, il faut développer de multiples activités, ne pas se cantonner à l’activité professionnelle. Je prône l’émancipation de l’être plutôt que l’avoir.
BL: Je suis en effet plus catastrophiste. Je ne parle pas d’épanouissement mais de survie.
AÉ: Plusieurs auteurs, dont Robert Castel, ne croient pas à la fin du travail et s’interrogent sur l’insertion sociale sans travail…
J-CG: J’ai une idée très précise de comment organiser une semaine en réduisant son temps de travail. On consacre une journée au développement personnel, à la réflexion, les autres aux activités artistiques et manuelles. Ces journées doivent être limitées par des horaires. C’est à travers ces activités qu’on construit son identité et qu’on structure son emploi du temps.
BL: Je ne crois pas non plus à la fin du travail. Il faudra toujours travailler. Je suis un grand lecteur d’Orwell et de Simone Weil, qui tous deux tombent d’accord pour dire que le travail est une partie absolument inévitable de l’anthropologie et qu’on ne peut pas avoir une vie humaine simplement, ne pas survivre, sans le travail. Selon eux, une vie humaine, c’est faire des efforts.
J-CG: Oui, mais pas que dans le domaine économique. Écrire un livre, c’est faire un effort.
AÉ: Et comment survit-on quand l’effort n’est pas rémunéré? Vous ne parlez pas de l’allocation universelle dans votre ouvrage…
J-CG: La réduction du temps de travail entraîne un revenu en baisse qui pourrait être compensé par une régulation des prix du logement, de l’alimentation et de tout ce qui répond aux besoins essentiels.
BL: Je ne me prononce pas sur l’allocation universelle. Je prône un retour à une vie simple et à la capacité de libérer nos désirs. C’est un exercice ascétique qui peut apporter un sentiment de joie.
J-CG: Moi, je ne veux pas limiter les désirs. Je préfère parler de besoins et je distingue les besoins essentiels et les besoins psychosociologiques qu’on peut satisfaire autrement que par l’activité professionnelle. Aujourd’hui, les gens ne cherchent pas à être riches pour être riches mais pour obtenir de l’estime et de la reconnaissance. Ces aspirations peuvent être satisfaites autrement que par le travail.
AÉ: «Nul besoin d’attendre de tous nous unir sur un programme de sortie de l’univers productiviste: c’est dès maintenant, sur nos lieux de travail ou dans nos agences pour l’emploi, que nous pouvons prendre le parti de limiter, contrer ou refuser ce qui nous nie et nous détruit, en fonction de nos propres capacités», écrivez-vous en conclusion… Quels conseils nous donnez-vous pour la route?
BL: Je suis en train de me battre contre la numérisation dans l’enseignement. Je ne crois pas du tout à une possible émancipation de qui que ce soit par un déferlement numérique et des smartphones greffés à la main. C’est un mode de vie socialement délétère et économiquement désastreux. Voir l’école, lieu où devrait s’enseigner l’émancipation, notamment vis-à-vis de cette technologie, foncer vers la numérisation sous la pression des entreprises comme Microsoft, me désole. C’est une marchandisation de l’école.
J-CG: La seule chose qui est à faire est de revendiquer une réduction du temps de travail. Il faut sortir de ce discours actuel d’amélioration du temps de travail.
Manon Legrand
Article publié dans Alter Échos n° 446, 2 juin 2017