Climat : un souffle de justiceClés pour comprendre

4 avril 2019

En dix ans, près de 1200 recours en justice en lien avec le climat ont été déposés devant les tribunaux à travers le monde. Face à une situation catastrophique et des politiques apathiques, le pouvoir judiciaire peut-il faire sonner le réveil ?

Les Pays-Bas condamnés par un tribunal à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici à 2020 (comparé à 1990) (1).
Des enfants et des adolescents qui assignent le gouvernement des Etats-Unis devant les tribunaux pour avoir mis en place un système énergétique fondé sur les combustibles fossiles.
Un paysan péruvien qui poursuit le producteur d’électricité RWE devant la justice allemande pour l’obliger à réparer les dommages que subit son village à cause du changement climatique…
Selon les relevés du Sabin Center for Climate Change Law (2), ce sont près de 1 200 recours en justice en lien avec le climat qui ont été déposés ces dix dernières années.
Pour les plaignants, le succès n’est pas toujours au rendez-vous, mais les tribunaux sont devenus de véritables acteurs de la question environnementale et constituent une arme de premier plan pour la société civile.
« Cette question du recours en justice des associations est vraiment significative, confirme Olivier De Schutter, professeur de droit international à l’UCL, parce que là sont en jeu une certaine conception de notre rapport à l’exigence démocratique et une certaine représentation de la société. »
Dans la démocratie « traditionnelle », le citoyen vote et délègue à l’Etat le monopole de la surveillance du respect des lois. Généralement, il va devant un tribunal s’il est personnellement et directement lésé. A chacun ses affaires, donc…
« L’action en justice portée par des associations permet de sortir de ce schéma : désormais, chacun peut s’unir avec d’autres citoyens afin de contribuer au respect de la légalité. Chacun, comme membre de la société, est en quelque sorte reconnu comme ayant un intérêt à ce que la loi (notre œuvre commune) soit effectivement respectée. »
Et démontrer ainsi qu’un autre acteur de premier plan a son mot à dire entre le marché et l’Etat : la société civile, qui agit au nom de l’intérêt commun, pour défendre notamment les droits humains et le droit à un environnement sain.
« Il y a une sorte de myopie du politique centré sur les enjeux électoraux immédiats et sur les attentes de l’électeur moyen, déplore l’expert de l’UCL. De plus en plus de citoyens se tournent vers d’autres canaux pour faire entendre leur voix. »
Olivier de Schutter met ainsi en parallèle le recours accru aux tribunaux de la part des associations et ce besoin accru de démocratie participative. Il constate que notre système électoral représentatif ne répond plus aux attentes et que la classe politique est majoritairement « dominée par une approche productiviste, « croissansialiste » des choses, et poussée par les intérêts des grands acteurs économiques ».

« C’est parfois David contre Goliath »

Saisir les tribunaux pour faire bouger les lignes ? Chez Greenpeace, par exemple, on opte pour cette solution quand tous les autres moyens d’action ont échoué : l’activisme en ligne ou sur le terrain, le lobbying et les manifestations.
« Le pouvoir judiciaire est en principe un pouvoir neutre et indépendant, explique Juliette Boulet, porte-parole de l’ONG. Il dispose de moyens que nous n’avons pas, comme pouvoir exiger des informations complémentaires auprès d’une multinationale ou des autorités publiques. » Celles-ci ont notamment une obligation de transparence en ce qui concerne les questions environnementales suite à la Convention d’Aarhus adoptée en 1998 par les Nations unies.
« Quand des citoyens philippins victimes du changement climatique déposent plainte contre leur gouvernement, Shell, BP et Chevron… C’est clairement David contre Goliath ! Mais le droit peut précisément permettre à David de gagner. Il est important de montrer que le pouvoir judiciaire est accessible à tous » ajoute la porte-parole de Greenpeace.
Le recours en justice peut-il vraiment faire avancer les causes ? « L’objectif final vise à faire appliquer la loi, mais il y a souvent une part d’ombre dans les textes, et des procès comme ceux-là permettent de construire une jurisprudence, analyse Thibault Turchet, responsable juridique de l’association Zero Waste France. La théorie de la responsabilité environnementale par exemple s’est construite en France avec le procès du pétrolier Erika (3). Un recours, même perdu, peut aussi prouver l’absurdité d’une loi, ou le fait qu’elle n’est pas suffisamment protectrice. »
Alors que le droit est parfois un peu lent à prendre en compte les évolutions contemporaines, « des procès s’avèrent des outils redoutables pour créer une législation davantage en accord avec les enjeux d’aujourd’hui, abonde Juliette Boulet. Face au développement des nouvelles technologies et à une détérioration de notre environnement plus dramatique que jamais, tout reste à créer. »
Recourir aux tribunaux est également très efficace au niveau de la communication : un procès lancé contre un géant industriel ou un Etat peut mettre en évidence des comportements scandaleux, des engagements non tenus, une incurie… « Il peut également prouver notre détermination à agir », ajoute Juliette Boulet.
Car si l’accès à la justice est possible, il n’est pas forcément aisé. Une législation de plus en plus complexe qui nécessite le recours à des experts, des coûts de procédure souvent élevés, des juges qui se déclarent incompétents, des preuves qui sont écartées des débats… Avant de se lancer dans l’aventure, les associations doivent peser le pour et le contre.

« Le paradoxe des nombreux coupables »

Dans les questions environnementales, il n’est pas toujours évident de faire reconnaître la responsabilité d’une entreprise ou d’un Etat. « En réalité, les magistrats n’ont pas souvent les compétences pour le déterminer », déplore Thibault Truchet.
Ce n’est pas un hasard si les principaux procès visent en particulier l’agriculture : c’est un domaine dans lequel les impacts d’une pollution ou des changements climatiques sont aujourd’hui de mieux en mieux mesurables.
Toutefois, il s’agit encore de dépasser le « paradoxe des nombreux coupables », comme l’appelle Olivier De Schutter : « Même si la Belgique ou la France faisaient davantage pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, leurs efforts seraient annulés par l’inaction d’autres pays. Et donc puisque tout le monde est coupable, personne ne l’est… »
Enfin, lorsque l’accusé est l’Etat, comment l’obliger à appliquer une décision judiciaire ? Des astreintes sont à présent fréquemment prononcées. « Elles peuvent être élevées, mais le Conseil d’Etat est à la fois juge et protecteur de l’Etat, poursuit le juriste de Zero Waste France. C’est donc compliqué… Néanmoins, la réputation de l’Etat en prend un coup, et cela peut faire bouger les choses. »
« Parfois, conclut Juliette Boulet, le recours à la justice est aussi un geste utile pour que les politiques se reprennent en main… »

Laure De Hesselle
Article publié dans le magazine Imagine n°130, nov-déc. 2018
Photo: © Christian Åslund / Greenpeace

(1) Le gouvernement néerlandais a fait appel. Le tribunal s’est prononcé sur ce dernier le 9 octobre – après le bouclage de ce magazine…
(2) climatecasechart.com et columbiaclimatelaw.com.
(3) Pétrolier dont le naufrage en 1999 a provoqué une marée noire sur le littoral français. Le procès qui a suivi a reconnu l’existence d’un préjudice écologique et la culpabilité de Total.

Bruxelles : la bataille des recours

Pour contrer des méga projets urbanistiques, le milieu associatif se tourne depuis longtemps devant la justice. C’est le cas à Bruxelles, où Inter-environnement se retrouve engagé dans d’innombrables batailles juridiques face aux promoteurs et aux pouvoirs publics.

« Aujourd’hui, quand nous allons en commission de concertation, lors d’une enquête publique, nous nous retrouvons devant une brochette d’avocats… Ce sont eux qui répondent aux habitants ! Avant, nous y rencontrions les maîtres d’ouvrage, les promoteurs, les architectes. »
Claire Scohier est chargée de mission au sein d’Inter-Environnement Bruxelles, la fédération de comités de quartier et groupes d’habitants de la région bruxelloise. Une fédération qui, entre autres, se bat depuis des années contre des projets immobiliers qui répondent trop souvent aux appétits financiers de promoteurs plutôt qu’aux besoins des habitants.
Lors d’une demande de permis de bâtir, les habitants doivent obligatoirement être consultés. Ils sont en tout cas conviés par des avis affichés dans les rues avoisinantes à faire part de leurs remarques et à venir les défendre lors de la commission de concertation.
« Lorsque nous ne sommes pas d’accord avec un projet envisagé, nous commençons par discuter, puis nous faisons appel à la mobilisation, et enfin, en dernier recours, nous passons par la voie judiciaire », poursuit Claire Scohier.
Mais pour Marie-Anne Swartenbroekx, du comité de quartier Notre-Dame-aux-Neiges, la phase de participation est de moins en moins respectée par les autorités publiques. Car Bruxelles, qui est entrée en compétition avec les autres grandes villes européennes1 et veut sa skyline, ses projets « phares », n’est plus forcément disposée à faire des concessions aux comités de quartiers. Ce qui entraîne du coup une hausse des recours.
Actif au sein de l’association du quartier européen Léopold, Marco Schmitt constate une autre dérive pour contourner les règles existantes : « l’urbanisme par dérogation ». « Mais les bases juridiques de ces dérogations sont souvent faibles, alors nous pouvons aisément les attaquer. »

Recours en cascade au Conseil d’Etat
Construction de centres commerciaux (Dockx ou Neo), de logements de luxe en plein quartier populaire (la marina du quai de Biestebroeck) ou d’une mégaprison sur des terres agricoles (Haren), destruction de la remarquable avenue du Port et abattage des platanes qui la bordent : les projets à propos desquels des recours sont intentés (le plus souvent devant Conseil d’Etat) ne manquent pas.
« Avant d’attaquer un projet en justice, nous avons notre propre procédure, poursuit la chargée de mission d’Inter-Environnement Bruxelles. On y va quand le jugement peut créer une jurisprudence utile à d’autres cas, si l’opération concernée est importante, si l’incidence est forte sur son quartier, et si le recours a de vraies chances d’aboutir. Enfin, c’est toujours mieux quand nous sommes plusieurs, et qu’IEB vient en soutien des habitants. »
Le recours en justice est complexe, il requiert de l’expertise, et son aspect souvent technique le rend difficile à communiquer et à exploiter en termes de mobilisation. « De nombreux dossiers sont tellement compliqués que les gens se disent que ce n’est pas compréhensible et abandonnent », constate Isabelle Maréchal, de la Platform Pentagone.
Sans compter la technique dite « du carrousel » : un recours est lancé par l’association, le porteur de projet privé ou public retire alors son projet, le modifie et le représente. L’association doit donc lancer un nouveau recours, etc.
« A force, cela nous épuise ! » Ainsi, à force de devoir être renouvelés sans cesse, certains recours sont abandonnés.
De plus, la plupart de ces recours n’étant pas suspensifs, certains bâtiments sont déjà construits quand tombe enfin la réponse du Conseil d’Etat, et ils ne seront pas démolis même si les associations ont obtenu gain de cause.
Néanmoins, la plupart des actions intentées par IEB et les comités de quartier se soldent souvent par une victoire. Régulièrement, ils obtiennent au minimum des aménagements à effecteur à l’intérieur des projets.
« Parfois nous utilisons les recours comme moyen de pression pour pousser à la négociation, admet Marco Schmitt. Cela met une certaine insécurité dans leur projet, alors les promoteurs viennent frapper à notre porte… Nous avons l’avantage de durer : les gouvernements passent, nous sommes toujours là. Et l’accumulation d’actions diverses fait que nous sommes peu à peu reconnus comme de véritables interlocuteurs. Mais est-il normal qu’une association doive mettre le frein à la spéculation immobilière ? Où sont les pouvoirs publics ? »
Régulièrement, Inter-Environnement Bruxelles ou les comités de quartiers sont accusés d’illégitimité par les politiques. « Qui représentez-vous ? » entend périodiquement Marco Schmitt. IEB a même un temps cessé les actions en justice, ses subsides étant menacés : sous couvert d’anonymat, un membre du gouvernement d’alors estimait que l’association financée par la Région n’avait pas à introduire des recours en annulation contre des décisions régionales (2)…
Les associations, contrairement aux politiques, ne représentent bien entendu que leurs membres. Qu’elles aient accès à la justice est évidemment capital, un droit malheureusement nécessaire pour faire entendre leur voix.
L.d.H.

(1) Lire aussi notre interview de Jonathan Duran Folco dans le numéro précédent d’Imagine, de septembre-octobre 2018.
(2) www.ieb.be/Critique-et-retorsion-le-faux-15013

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