Le doute, arme de guerreClés pour comprendre

7 février 2013

Ces dernières années ont été marquées par la contestation du réchauffement climatique. S’inspirant de la stratégie des fabricants de tabac, les climato-sceptiques ont réussi à faire douter de la gravité, sinon de la réalité, des bouleversements en marche. Grâce à l’éclairage minutieux d’historiens des sciences, on sait dorénavant comment ils s’y sont pris. Et comment beaucoup de victimes sont, hélas, tombées dans le piège…

En Amérique du Nord, on les appelle les « Tobacco Documents« . Il s’agit d’une masse exceptionnelle de documents – cinquante ans d’archives, des millions de pages ! – expurgés par la justice américaine des quartiers généraux des grandes firmes cigarettières. A l’issue des procès contre les seigneurs du tabac menés dans les années nonante, ces mémos et messages internes, résultats de recherches, rapports confidentiels, petits et grands secrets les plus divers ont été confiés à l’Université de Californie, à San Fransisco. L’une de ses missions : les numériser et les rendre accessibles au plus grand nombre. Le travail avance : début 2012, quiatre-vingt millions de pages avaient déjà été numérisées…

Inutile de s’épuiser à leur lecture intégrale car il existe une synthèse passionnante. Pour se faire une idée des stratégies mises au point, pendant un demi-siècle par les multinationales du tabac afin de faire adouber leur produit par les masses, mieux vaut, en effet, se plonger dans la lecture de « Golden Holocaust« , un livre de sept cent cinquante-deux pages paru l’année dernière aux Etats-Unis. Son auteur, Robert Proctor, est historien des sciences. Si son pavé a fait des vagues, c’est tout simplement parce qu’il livre, pour la première fois, l’histoire complète de la cigarette et son chapelet d’horreurs.

Les stars de Hollywood, marchands de tabac

Au cours des années cinquante, les industriels de la cigarette découvrent que les feuilles de tabac ont la fâcheuse manie de concentrer le polonium 210, un élément radioactif naturel présent dans l’environnement à des teneurs infimes. Mais « détoxifier » ces feuilles de tabac leur coûterait trop cher. Ils gardent donc l’information sous le boisseau. Ce n’est que trente ans plus tard, grâce à une étude parue dans une publication scientifique indépendante qu’on apprendra – très officiellement cette fois – les dangers du polonium 210. A peu près à la même époque, des chercheurs établissent que fumer un paquet et demi par jour revient à s’exposer annuellement à une dose de rayonnement équivalente à… trois cents radiographies du thorax ! Dès la moitié du siècle également, les cigarettiers américains ajoutent discrètement une série de composés chimiques – sucres, ammoniac, accélérateurs de combustion… – afin de faciliter l’inhalation de la fumée jusqu’au plus profond des alvéoles pulmonaires. Partis à l’assaut du marchée européen, ils espèrent ainsi casser le succès du tabac brun, âcre et moins addictif, fumé de ce côté-ci de l’Atlantique.

Tous ces petits secrets de fabrication, les cadres de Philip Morris, Brown et Williamson et autres Reynolds se sont bien gardés de les divulguer tout au long des années d’or de la cigarette. Mais les révélations de « Golden Holocaust » ne s’arrêtent pas là. Dans les années septante et quatre-vingt, les cigarettiers ont offert des sommes importantes – ou des biens de luxe, comme des véhicules automobiles – aux grands comédiens de l’époque : Paul Newman, Sean Connery, Clint Eastwood, etc. Objectif : les inciter à fumer à l’écran et entretenir chez les jeunes la mythologie de « l’esprit rebelle » associée à la consommation de tabac. « Il faut vendre aux jeunes l’idée que fumer procède d’une rébellion acceptable », explique le journaliste du quotidien Le Monde, Stéphane Foucart, qui a rencontré Robert Proctor lors de la sortie de son ouvrage (1).

Avant d’aborder le point commun entre le tabac et le climat, il faut encore s’intéresser un instant au point le plus frappant de la stratégie de promotion commerciale de l’herbe à Nicot : la négation systématique de ses effets délétères grâce au recours à des scientifiques pro-tabac. Ainsi, pendant plusieurs années, les grandes marques cigarettières créent et entretiennent des réseaux d’experts invités à construire une « narration » moins dramatique autour du végétal. Parmi les techniques utilisées, celle que Stéphane Foucart appelle le « macro-biais scientifique ». Elle consiste à braquer tous les projecteurs sur un élément mineur intervenant dans les pathologies autour du tabac – par exemple, les facteurs génétiques -, minimisant ainsi le poids réel des facteurs liés à la pénétration des composés toxiques dans l’organisme. Une autre technique consiste à évoquer le XVIIe siècle comme origine, en Angleterre, de la controverse sur la toxicité du tabac. Pourquoi ce détour par l’histoire ancienne ? Tout simplement parce qu’ »en inscrivant la cigarette comme une variable banale de l’Histoire, on occulte le caractère inédit de l’addiction de masse qui s’est développée depuis le milieu du XXe siècle« , explique le journaliste du Monde.

Enfin, la troisième technique utilisée – parmi d’autres – ne manquait pas de perfidie. Elle consistait à donner un écho maximum aux théories établissant un lien entre le contrôle du tabac et le totalitarisme – Hitler avait déclaré la guerre à la cigarette dans l’armée allemande ! -, tout en s’appliquant parallèlement à étouffer toute étude probante sur les ravages du produit.

Objectif stratégique : faire douter !

Finalement, après avoir investi des montants colossaux dans la science, la culture et les médias américains, les industriels sont parvenus à leurs fins : ils ont distillé le doute sur les effets médicaux de leur produit, effaçant les conclusions de plus en plus accablantes de travaux menés sur la cigarette dans le monde entier. Forts de ce doute, ils sont alors parvenus à retarder au maximum l’adoption de mesures réglementaires antitabac et à protéger leurs marchés. A l’issue d’un calcul assez sommaire, Robert Proctor a ainsi estimé que les dix années qui se sont écoulées entre 1954 et 1964 – date où le gouvernement américain communiqua officiellement, pour la première fois, sur le lien entre le tabac et la cancer du poumon – ont permis de vendre quelque huit mille milliards de cigarettes ! Selon l’historien, celles-ci n’auraient pas été fumées si le public avait connu la vérité dix ans plus tôt. Et huit millions de morts, dans les décennies suivantes, auraient pu être épargnées…

Pourquoi parler de tout cela ? Pourquoi le livre de Proctor a-t-il fait tellement couler d’encre Outre Atlantique ? Réponse : parce que la stratégie des vendeurs de tabac est, à peu de choses près, celle qui est utilisée aujourd’hui aux Etats-Unis et ailleurs pour discréditer le réchauffement climatique. Dans leur ouvrage paru en langue française, en 2012 (2), Naomi Oreskes et Erik M. Conway, tous deux historiens des sciences – la première à l’Université de Californie de San Diego, l’autre à la NASA -, expliquent en détail comment les milieux qui contestent la réalité ou la gravité du bouleversement du climat ont peu à peu réussi à ériger le doute en vérité. Pire : le doute est vendu à l’opinion sous un vernis scientifique alors qu’il est, en réalité, un pur produit politique, sciemment construit comme tel.

Issu des milieux conservateurs ou ultraconservateurs américains, les lobbies climato-sceptiques, de pair avec des think tanks – groupes de réflexion – républicains, ont pour objectif majeur d’empêcher toute mesure de régulation environnementale susceptible de nuire à leurs intérêts. Remontant aux véritables sources du phénomène, les deux historiens arrivent à la conclusion suivante. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, une poignée d’économistes, de physiciens et d’ingénieurs de diverses disciplines recyclent leurs pensées anti-communistes dans un nouveau combat : la lutte contre les thèses environnementales, en pleine émergence à la suite de la Conférence des Nations-Unies de Rio (1992). Ils craignent, en effet, que les travaux qui se concentrent sur l’étude de la nature et l’écologie menacent, via l’adoption de normes et de règles, le libre fonctionnement des marchés. Toute velléité de régulation doit être étouffée dans l’œuf. D’abord opposés aux travaux scientifiques sur les pluies acides ou le trou dans la couche d’ozone, ils tournent leurs armes, petit à petit, vers les travaux sur réchauffement du climat…

Le GIEC, cible des sceptiques

Toute leur énergie consiste à propager auprès du grand public l’idée selon laquelle on ne sait pas très bien, finalement, si le climat se réchauffe aussi brutalement qu’on le prétend. Et ils ajoutent : même si cela devait être le cas, peut-être les activités humaines n’en sont-elles pas vraiment responsables, mais bien la vapeur d’eau – les nuages, notamment -, les cycles et les éruptions solaires, etc. Ultra-minoritaires dans la communauté des chercheurs, quelques scientifiques isolés, recrutés par les lobbies pétroliers ou par les think tanks conservateurs, réussissent à entretenir l’illusion qu’un débat scientifique se noue autour des modifications climatiques globales. Pourquoi Naomi Oreskes et Erik M. Conway parlent-ils d’une « illusion » ? Tout simplement parce que le débat scientifique a déjà eu lieu, bien en amont du débat médiatique – et qu’il ne cesse d’avoir lieu, d’ailleurs -, au sein d’une instance dont c’est la principale raison d’être : le GIEC !

Créé en 1988 par le Programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM), le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a, en effet, pour mission essentielle d’analyser les milliers d’études relatives au climat et de les passer au crible de la relecture par les pairs : un exercice méticuleux et périlleux pour les auteurs et qui, malgré quelques erreurs retentissantes (3), garde aujourd’hui toute sa pertinence et sa fiabilité. En créant artificiellement un débat en aval du GIEC et en ressassant indéfiniment des interrogations aujourd’hui dépassées, les climato-sceptiques – qui sont très rarement des experts des phénomènes climatologiques – font croire que la communauté scientifique est divisée, distillant le doute dans les esprits. La science climatologique étant, comme toute science, en perpétuelle construction, rien n’est plus simple, pour eux, de monter en épingle une zone d’incertitude ou de flou, et de faire croire ensuite qu’elle est déterminante pour remettre en cause l’édifice des connaissances solidement accumulées depuis plusieurs décennies. Le laïus des climato-sceptiques est clair : la science est décidément trop fragile, trop lacunaire, pour justifier qu’on agisse dès à présent sur la cause des problèmes. Si ce mot d’ordre ne fait pas mouche, ils s’en prennent alors directement au GIEC lui-même, contestant sa compétence et oubliant qu’il s’agit là, probablement, d’un des plus mécanismes les plus lourds et les plus sûrs de validation d’une discipline scientifique à travers le monde.

De la Guerre froide à la Conférence de Rio

Pour Naomi Oreskes, le succès des thèses climato-sceptiques aux Etats-Unis s’explique, notamment, par le fait que leurs premiers défenseurs étaient des scientifiques de premier plan, très brillants dans leur discipline. Actifs dans le domaine de la physique nucléaire, de la physique des solides et de l’astrophysique ces « savants » ont été dès lors très écoutés lorsqu’il a été question, dans le cadre de la guerre froide, d’installer l’Initiative de défense stratégique, l’IDS, la « Guerre des étoiles » chère à Ronald Reagan. Tout qui contestait cette IDS était suspect de complicité avec le communisme ou le socialisme, tant honnis de l’autre côté de l’Atlantique du fait qu’il passe par la régulation du business et des activités humaines. Par une sorte d’automatisme peu rationnel, les défenseurs de l’environnement – les ONG, puis les scientifiques -, plutôt défenseurs de taxes ou de quotas de CO2, se sont rapidement retrouvés dans la même escarcelle de gens suspectés de réclamer un Etat expansif et intrusif.

Le rôle des médias est évidemment une autre explication au succès des climato-sceptiques américains. Amateurs de controverses, chaînes télévisées et médias écrits – jusqu’au célèbre Wall Street Journal – ont fonctionné comme des chambres d’écho magistrales à ces prétendues controverses scientifiques. Ils ont contribué à distiller le doute dans l’opinion et, particulièrement, parmi les diffuseurs de connaissances que sont les enseignants. Ainsi, en février 2012, des documents confidentiels issus du Heartland Institute, un think tank de Chicago proche du mouvement du Tea Party, très conservateur, ont-ils révélé la volonté de ses donateurs d’influencer la teneur des programmes scolaires pour les enfants de onze et douze ans (4). Détail intéressant : ces donateurs ne se cantonnent pas exclusivement dans le domaine pétrolier ; on y trouve également le secteur pharmaceutique, celui de l’informatique mais aussi… de la télécommunication. De là l’hypothèse intéressante de Naomi Oreskes : vu le débat sur les effets des ondes électromagnétiques sur la santé, les opérateurs de téléphonie mobile auraient intérêt à jouer la solidarité avec les pétroliers et, par anticipation, à freiner ou empêcher toute forme de régulation.

Et ça marche ? A merveille ! Fin 2008, selon un sondage publié aux Etats-Unis, le réchauffement climatique intervenait seulement en vingtième position dans les préoccupations des Américains. Plus récemment, pendant la campagne présidentielle américaine, tous les candidats républicains importants ont refusé d’admettre – ou à tout le moins ont mis en doute – la réalité elle-même du réchauffement climatique (5). Agitées notamment par l’ancien ministre français Claude Allègre, les « théories » climato-sceptiques ont allègrement traversé l’Atlantique et se sont propagées avec succès jusqu’en Belgique, allant même jusqu’à se discuter très officiellement – vingt ans après la Convention cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques ! – en commission de la Chambre, toujours sous le même prétexte qu’en bonne démocratie, tout peut être débattu. Ce qui est vrai en soi, bien sûr. Mais pas sous un vernis scientifique et sur la base d’arguments usés, sur le même plan scientifique, depuis plus de dix ans…

Claude Allègre : discrédité mais… écouté

Certes, ainsi que le soulignait Edwin Zaccaï, professeur à l’Université libre de Bruxelles lors d’une rencontre avec Naomi Oreskes et Paul Magnette, ministre fédéral de la Politique scientifique (6), il reste à prouver que le climato-scepticisme européen obéit aux mêmes ressorts qu’aux Etats-Unis : idéologie ultralibérale, financement par les milieux industriels, voire enrichissement personnel de certains de ses propagateurs, etc. Mais, en attendant, les résultats sont bien présents, chez nous aussi, et cela en dépit du discrédit scientifique dans lequel s’est enfermé Claude Allègre, l’ex-ministre français pourfendeur virulent du GIEC et du réchauffement climatique.

Ainsi, alors qu’en 2007, 33 % des Français considéraient l’évolution du climat comme le problème environnemental le plus préoccupant, ils n’étaient plus que 19 % dans ce cas en 2010. Jean-Paul Bozonnet, maître de conférences à Sciences Po Grenoble dresse un autre constat, encore plus inquiétant : « Le climato-scepticisme est désormais bien installé en Europe, attirant les catégories sociales qui s’estiment marginalisées. Situées aux extrêmes sur l’éventail politique, ces dernières présentent un potentiel de récupération, notamment par les partis d’extrême droite… » Maigre consolation : le sociologue estime que ce potentiel n’a pas encore été exploité systématiquement, comme aux Etats-Unis, par des organisations politiques…

Enfin, il est difficile de ne pas citer, dans le cadre de ces constats, l’excellente analyse de Bruno Latour, directeur adjoint de Sciences Po à Paris, lorsqu’il énumère quelques-uns des atours dont se drapent les climato-sceptiques et explique, par là, leur succès jusque dans les couches les plus instruites de la société : la culture du scepticisme et du doute radical, la nécessité de faire et refaire les expériences – NDLR : bien difficile lorsqu’il s’agit du système climatique planétaire ! – jusqu’à ce qu’on ait obtenu un consensus complet, la distance hautaine par rapport aux enjeux politiques, l’appel aux grandes figures persécutées dans l’histoire des sciences, en particulier Galilée, excusez du peu… Et cet expert en controverses de faire référence, non sans ironie, au terme d’ »agnatologie », c’est-à-dire la science de l’ignorance volontairement induite. Elle est, dit-il, « infiniment plus efficace (…) que la désinformation » lorsqu’il s’agit de ne « faire qu’une bouchée des scientifiques »…

Un article de Philippe Lamotte, paru dans la revue Valériane de Nature & Progrès, en janvier/février 2013, n°99, p49 à 51

Notes :

(1) Les conspirateurs du tabac, Le Monde, 25 février 2012. Le livre de Robert Proctor : Golden Holocaust : Origins of the cigarette catastrophe and the case for abolition, University of California Press, 2012. Les « Tobacco documents » sont mis en ligne sur le site Legacy Tobacco Documents Library : www.legacy.library.ucsf.edu

(2) Les marchands de doute, Naomi Oreskes et Eric M. Conway, éditions Le Pommier, 2012.

(3) Dans son quatrième rapport – trois mille pages -, publié en 2007, le GIEC avait laissé passer une grosse erreur, laissant croire que les glaciers himalayens auraient disparu intégralement à l’horizon 2035. L’erreur avait été utilisée comme une aubaine par ses détracteurs.

(4) Les dessous du lobby climato-sceptique révélés, Le Monde, 18 février 2012.

(5) Controverses climatiques, sciences et politique, sous la direction d’Edwin Zaccaï, François Gemenne et Jean- Michel Decroly, éditions Sciences Po, 2012

(6) Conférence-débat à l’ULB avec Naomi Oreskes, le 27 mars 2012.

(Photo: Delphine Denoiseux ©)

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