L’alcool, une drogue socialement valoriséeClés pour comprendre

20 novembre 2013

En matière d’alcool, trois tendances s’observent : davantage de femmes, davantage de jeunes et davantage de comportements à risques. faut-il y voir une plus grande fragilité psychologique ? Ou bien le résultat de pratiques de marketing qui visent en particulier les jeunes et les femmes ?

Les jeunes consomment de l’alcool. Ce n’est pas nouveau. Ce qui inquiète les observateurs, c’est la tendance plus récente à boire plus et plus vite, à rechercher l’ivresse et même à la valoriser.

L’alcool, un lubrifiant social

Ont-ils des problèmes particuliers, ces jeunes qui boivent trop ? Qu’est-ce qui les pousse à rechercher l’ivresse ? Médecin et journaliste, Marina Carrère d’Encausse est l’auteure d’un ouvrage, fruit d’une enquête réalisée en France, Alcool : les jeunes trinquent. Selon elle, la consommation excessive ne masque pas de souffrances vécues par les jeunes qu’elle a rencontrés. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a aucune. Mais il faut chercher ailleurs les facteurs majoritaires de ce phénomène collectif. Et d’abord dans la banalisation de l’alcool.

C’est que l’alcool est largement toléré dans notre société. « C’est notre drogue culturelle par excellence » (1) note Martin de Duve, directeur d’Univers Santé. Présente sur le site de Louvain-la- Neuve, l’association est en première ligne pour observer les évolutions de comportements, et elle a créé un groupe de travail « Jeunes, alcool et société » (2).

L’alcool est un lubrifiant social : il joue un rôle facilitateur, désinhibe, favorise la convivialité, le contact. Selon les jeunes interrogés pour l’étude de l’UCL, il permet de faire plus facilement connaissance (65% des répondants) ; d’engager davantage la conversation (60%) ; de blaguer de façon plus aisée (54%). On constate que le fait de vivre en kot augmente la consommation. Ces espaces restreints favorisent la socialisation, la prise de contact. Mais avec le temps, ils sont aussi devenus un lieu où l’on se donne rendez-vous avant d’aller en soirée. On y vient avec des bouteilles et… on est déjà saouls avant la fête. L’enquête de l’UCL montre aussi que l’alcool est associé dans l’esprit des jeunes à un relaxant, sa consommation permettant de faire baisser le stress, de gérer les inquiétudes.

Une drogue banalisée

L’alcool est bien sûr aussi associé étroitement à la fête. « Comme toute drogue, l’alcool permet de faire la fête, de s’éclater pour oublier notre condition de mortel, explique le docteur Raymond Gueibe, de l’association Moderato (3). C’est vrai pour les adultes comme pour les jeunes. Mais Martin de Duve constate que la place de l’alcool a changé : il devient le centre de la fête et non plus une des composantes : « on ne se dit plus ‘je vais passer une bonne soirée et peut-être que je vais boire un peu trop’, mais ‘Je vais boire trop, donc je passerai une bonne soirée’ ».

Pour Raymond Gueibe, l’alcool est une drogue dure. Mais on ne l’associe pas aux drogues et on en a banalisé l’usage au point que c’est un sujet que l’on aborde peu avec les jeunes. Cette tolérance est d’autant plus grande dans des pays comme la Belgique et la France, gros producteurs respectivement de bière et de vin. C’est le plus souvent en famille que l’on boit son premier verre, comme on passe une épreuve initiatique de l’âge de l’enfance à l’âge adulte. Plus que banalisé, l’alcool est même valorisé. Et entre eux, semble-t-il, les jeunes n’en parlent pas tellement non plus. En effet, un élément déterminant qui ressort de diverses études est que les jeunes ont tendance à surestimer ce que leurs pairs consomment. Or on boit aussi pour « être dans le coup », pour faire comme les autres, au point que certains non buveurs se plaignent de se sentir marginalisés, ce que note Marina Carrère d’Encausse. Mais on boit d’autant plus que l’on croit que le voisin boit beaucoup lui-même.

Résumons-nous. Banal(isé), festif, facilitateur de contacts, valorisé dans la culture… l’alcool a globalement une image plutôt positive. C’est pourtant une drogue dont il faut connaître la nature et les effets, ce dont on parle trop peu. La bonne nouvelle, c’est que la majorité des jeunes ont une consommation raisonnable. La mauvaise, c’est que les comportements à risques augmentent : on commence à boire plus tôt ; on boit plus et plus vite ; plus de femmes boivent. Ce n’est plus seulement l’alcool lui-même mais l’ivresse qui est valorisée.

La publicité : un facteur collectif majeur

Et pour des associations comme Univers Santé et Moderato, qui agissent depuis des années sur ce terrain, l’explication majeure de cette tendance est à rechercher du côté des pratiques commerciales et de marketing. Rappelons que les sociétés belge et française (notamment) sont d’autant plus tolérantes vis-à-vis de l’alcool qu’elles sont d’importants pays producteurs. L’enjeu économique est un facteur déterminant !

Et pour les tendances qui nous occupent, on observe une correspondance étroite entre d’une part la féminisation et le rajeunissement chez les consommateurs d’alcool et d’autre part l’augmentation de la publicité pour alcools auprès des femmes et des jeunes tout particulièrement.

Les alcooliers ont en effet constaté ce que les études démontrent aussi : globalement, la population boit de moins en moins. Même la consommation de bière diminue en Belgique : on en buvait en moyenne 121 litres par an il y a vingt ans contre 81 litres en 2009. Pour faire remonter leurs ventes, ils ont diversifié leurs méthodes de marketing, leurs produits ; et ciblé les femmes et les jeunes.

Martin de Duve : « Il y a dix ans, nous avions déjà l’impression que les comportements se modifiaient, qu’ils évoluaient vers une banalisation de l’ivresse, voire vers une valorisation. Des pratiques commerciales agressives émergeaient. Les produits se diversifiaient, avec l’apparition d’alcopops, ces mélanges d’alcool et de boissons sucrées ». Les alcopops ont davantage de succès auprès des jeunes filles et des femmes. Toute une gamme de produits nouveaux, plus sucrés, plus colorés ou étiquetés « light » ont été mis sur le marché pour séduire le public jeune et féminin. Les publicitaires font preuve d’imagination pour dorer le blason de l’alcool : parmi les nombreuses techniques éprouvées, le sponsoring d’événements estudiantins et populaires est une façon d’y parvenir et d’associer plus étroitement encore la boisson aux festivités. Exemple récent, les « apéros urbains » à Bruxelles : un moment après le boulot en été pour aller boire un verre « en famille », associé ici à des jeux pour enfants, là à des animations musicales… Sous prétexte de se détendre, de se lier avec d’autres, de sortir les enfants, tout est invitation à boire.

D’autres éléments qui interagissent
Le niveau socio-économique, par exemple, peut avoir une influence. Des études montrent que certains jeunes sont plus vulnérables que d’autres : ainsi les garçons le seraient plus que les filles ; les jeunes issus de l’enseignement technique et professionnel et ceux issus de milieux défavorisés seraient plus vulnérables aussi. Mais en même temps, d’autres études montrent, comme nous l’avons vu que les comportements à risques existent aussi dans l’enseignement universitaire.
Autre exemple, le facteur religieux : certaines religions prohibent la consommation d’alcool. Par ailleurs, la pratique religieuse semble avoir, selon certaines études de l’ICAP (Centre international des politiques en matière d’alcool) un effet restrictif. Mais parallèlement, l’ICAP observe aussi qu’aux Etats-Unis, les fraternités et sororités établies au sein de lycées et d’universités peuvent conduire à des comportements de consommation à risques

Ce n’est pas pour rien que les associations qui font de la prévention et ont depuis longtemps engagé un dialogue avec les jeunes (et les adultes) à propos de la consommation d’alcool, pointent avec force l’influence de la publicité, la puissance du lobbying des producteurs d’alcool et demandent que la Communauté française et le gouvernement fédéral s’emparent de la question. Car non seulement la publicité pour les alcools est omniprésente, mais elle est régie par des règles que le secteur des alcooliers a lui-même rédigées, et non pas par des lois. « Nous sommes favorables à une interdiction des publicités pour l’alcool, affirme Martin de Duve. C’est le seul psychotrope pour lequel la publicité est autorisée. Alors que son impact sanitaire et social est énorme. »

Certes, d’autres facteurs que les pratiques commerciales et de marketing peuvent entrer en ligne de compte dans les comportements et les représentations que l’on se fait de l’alcool. Mais il faut se montrer prudent, circonspect et rigoureux dans leur analyse car ces facteurs sont multiples (d’ordre personnel, familial, socio-économique, culturel…) et ils interagissent fortement. Ce qui fait que les études donnent lieu a des résultats très nuancés, parfois contradictoires.

Le lobby des industries de l’alcool

Il est d’ailleurs assez remarquable que là où les associations de terrain belges mettent en évidence des facteurs économiques et culturels qui ont une incidence collective dans les tendances observées, l’ICAP (4), pour sa part, s’intéresse de près aux éléments d’ordre plus individuels et familiaux. Concernant l’influence de la pub auprès des jeunes, dans une publication de synthèse de ses études, l’ICAP ouvre le débat, notant que « certains estiment que la famille, les pairs et la culture de consommation générale sont les bases déterminantes de l’alcoolisation », tandis que « d’autres se concentrent sur les influences telles que la disponibilité et le marketing de l’alcool ainsi que leur impact sur le façonnement des comportements de consommation ». Le document de synthèse passe alors en revue tous les déterminants examinés, s’attarde sur les prédispositions génétiques, les caractéristiques individuelles, les facteurs socio-économiques et contextuels (comme la culture du pays). Et à propos de l’impact de la pub ? Pas un mot ! L’ICAP se contente d’évoquer la « disponibilité de l’alcool », ce qui se réfère à d’éventuelles lois restrictives : « Quand les jeunes perçoivent l’alcool comme fortement disponible, ils peuvent avoir ten- dance à percevoir que la société approuve mieux l’alcoolisation. Ces perceptions ont une corrélation avec l’augmentation des niveaux de consommation ». Ce qui n’empêche pas l’ICAP de conclure que « des études révèlent que la publicité n’a, au mieux, qu’un effet modeste sur la consommation » !

Au fait, qu’est-ce que c’est que ce « Centre international des politiques en matière d’alcool » ? Tout simplement un asbl soutenue par les principaux producteurs de boissons alcoolisées à l’échelle internationale. Produire des études qui noient le poisson fait partie de leur panoplie de lobbyistes. Mieux vaut le savoir.

Christine Steinbach
Article paru dans la revue Contrastes de Équipes Populaires, « Alcool et jeunes : opération séduction », numéro 157 de juillet-août 2013

(1) L’alcool, les jeunes, la pub : petit cocktail détonnant, interview de Martin de Duve par Cédric Vallet, in Alter Echos n°358, avril 2013
(2) Pour en savoir plus sur l’association, son travail et ses analyses, consulter www.univers-sante.be
(3) « L’alcool à l’école secondaire et dans le supérieur » Exposé du Dr Raymond Gueibe du 25 février 2010, à l’occasion de la journée d’étude de l’Observatoire de la Santé du Hainaut « L’alcool, notre drogue culturelle ? ». Pour en savoir plus : Association Moderato : www.siss.be/repertoire/moderato
(4) Facteurs déterminants de l’alcoolisation, ICAP – International center for alcohol policies, 2009 www.icap.org

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