Le travail décent en temps de criseClés pour comprendre

12 août 2010

Au nord comme au sud, la crise économique met le travail décent sous pression. Cette situation a poussé les syndicats à revoir leurs stratégies. Luc Cortebeeck, président de la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, analyse pour nous l’impact de la crise et le rôle à jouer par les syndicats.

Que signifie le travail décent pour vous ?

Qui est Luc Cortebeeck ?
Luc Cortebeeck est le président de la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens de Belgique). Il est également porte-parole international des travailleurs pour la commission d’application des normes de l’OIT. Cette commission composée de travailleurs, d’employeurs et de représentants des pouvoirs publics se veut garante des normes de travail dans le monde. Luc cortebeeck est également vice-président de l’International Trade Union Confederation (ITUC) et est actif au sein de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) et de la Commission Syndicale Consultative auprès de l’OCDE (TUAC).

Quand on parle du travail, on se focalise souvent sur la quantité, et non sur la qualité. Dans certains pays, on se dit qu’un job c’est un job. il faut en avoir un, point barre. Cette façon de voir les choses a des conséquences néfastes. C’est pourquoi les syndicats rappellent qu’un travail, c’est bien plus que ça. Un travail doit être digne, sûr et sain. Les gens doivent pouvoir participer et recevoir de la reconnaissance pour leur travail. Voilà des éléments fondamentaux du travail décent. mais ces critères sont mis sous pression. Quand les gens décrochent par excès de stress ou par manque de respect, c’est qu’on n’est plus en présence d’un travail décent.

Evidemment, dans les pays en développement, le contexte est fort différent. Là-bas, un travail décent est d’abord un moyen d’avoir des revenus suffisants pour vivre. Et si en plus il s’accompagne d’une protection sociale, c’est déjà pas mal. Malheureusement, la réalité y est encore trop souvent marquée par des abus comme le travail des enfants ou le travail forcé.

Comment lutter efficacement pour le travail décent ?

Au niveau national, il faut d’abord créer suffisamment d’emplois, avec une attention particulière pour les jeunes. Sinon nous allons en faire une génération perdue. C’est une expression très dure, mais il faut voir la réalité en face. Jusqu’en 2015, les projections indiquent que le taux de chômage restera très élevé en Belgique. Il va donc falloir créer un maximum d’emplois. Mais pas n’importe quels emplois. Des emplois de qualité. La Belgique est loin d’être un mauvais élève pour ce qui est du travail décent, mais on ne peut nier que certains travailleurs subissent une pression énorme.

Au niveau international, il faut se pencher d’urgence sur le problème de l’économie informelle, sur tous ces travailleurs sans contrats et donc sans protection. Ils doivent pouvoir se défendre via des organismes indépendants et des syndicats. Il faut œuvrer à la mise en place un tel système dans les pays du Sud, même s’il ne sera pas de la même qualité que le notre dans l’immédiat…

Quels sont les principaux obstacles au travail décent ?

Le principal problème, c’est l’absence de réglementations dans certains pays ou régions. C’est le cas par exemple dans les zones franches d’exportation qui se sont multipliées dans le monde.

Je me rappelle des discussions avec des syndicats locaux qui défendaient ce type de zones. D’après eux, c’était le seul moyen d’attirer les entreprises. Et tant pis si elles payaient mal. Depuis, ils ont changé d’avis. Dans ces zones, les législations et réglementations sociales sont quasi inexistantes. Les travailleurs n’y ont donc aucun droit. Ce sont là des obstacles énormes à l’avancée du travail décent.

En Belgique aussi, on ne regarde souvent que le nombre d’emplois qui peuvent être créés, et non pas s’ils seront suffisamment qualitatifs ou décents. On s’estime heureux qu’il y ait du travail, alors que ça ne suffit pas. C’est encore plus flagrant depuis la crise économique. La pression sur les travailleurs est encore plus intense. Aujourd’hui, sept personnes sur dix vont travailler alors qu’elles sont malades, parce qu’elles ont peur de perdre leur travail. Et on peut le comprendre, au vu du nombre de restructurations ces derniers temps : 110 licenciements par-ci, 200 par-là… La pression morale est donc très forte sur les travailleurs.

Un élément important du travail décent est la protection sociale. Risque-t-on de voir notre système de sécurité sociale s’effriter ?

Cela ne doit pas arriver ! L’importance de la sécurité sociale ne peut en aucun cas être sous-estimée. Les gens ont besoin d’un filet de sécurité. De plus, la sécurité sociale contribue à l’économie : les gens qui touchent des allocations de chômage dépensent cet argent. Il ne faut pas pour autant être trop conservateur. De nouvelles évolutions telles que le vieillissement de la population demandent de revoir le système. Mais je n’admettrai jamais qu’on le démantèle, C’est beaucoup trop important.

Le Chili, par exemple, avait un système d’assurance-maladie similaire au nôtre. L’état chilien a décidé de le privatiser, et cela a mené à la faillite complète du système. Aujourd’hui, le pays tente de reconstruire un modèle de base, mais cela tient plus de l’aumône qu’autre chose.

En Chine, les choses évoluent aussi : un système de protection sociale est en train de faire son chemin, bien qu’il ne soit pas encore suffisant. En revanche, les syndicats indépendants y sont toujours interdits. Cela dit, le syndicat officiel a déjà obtenu des avancées en matière de travail décent. Alors que les syndicats américains n’ont jamais réussi à s’installer au sein du géant Wal-Mart, le syndicat chinois a, lui, pu imposer certaines normes sociales à cette chaîne.

La crise a-t-elle eu beaucoup d’impact chez nous ?

Grâce a des mesures comme le chô- mage technique et temporaire, obtenus par le biais de concertations sociales, la Belgique a plutôt bien tenu le coup. Ici, de nombreuses personnes sont affiliées à un syndicat. C’est une force qui joue en temps de crise. Notre marché de l’emploi a mieux résisté qu’en Allemagne, aux Pays-Bas ou en France. Juste avant la crise, nous avions aussi pris des mesures pour augmenter les allocations de chômage, ce qui s’avère providentiel aujourd’hui. Enfin, les revenus restent stables : pas d’augmentations, mais pas non plus de baisses spectaculaires.

Cela dit, il ne faut pas sous-estimer la pression que ressentent les gens : on n’ose plus bouger, on économise beaucoup, on fait attention. Pour ceux qui ont été licenciés ou qui vivaient déjà dans la pauvreté avant la crise, la situation est très difficile. Je pense surtout aux familles monoparentales, souvent portées par des femmes divorcées ou veuves.

Quels dangers la crise fait-elle peser sur les droits des travailleurs ?

Dans un contexte de crise, les travailleurs osent moins se plaindre, que ce soit en Belgique ou ailleurs. Ils osent moins revendiquer leurs droits. Lors des récentes actions syndicales, les gens se mobilisaient pour la préservation de l’emploi, mais beaucoup moins pour les salaires. Les gens n’osent plus émettre de revendications salariales. Sauf peut-être les actionnaires de Fortis ou les membres du conseil d’administration de Heineken, qui viennent de doubler leurs salaires…

L’attitude des gens change donc fortement lors d’une crise. Ils préfèrent se flexibiliser ou subir toutes sortes de mesures plutôt que de perdre leur travail. Ils s’estiment heureux d’avoir encore un job.

Comment la crise influe-t-elle sur le fonctionnement des syndicats ?

Difficile à dire. C’est vrai qu’on travaille différemment en période de crise et en période de prospérité. En temps de crise, notre première mission est de défendre les gens qui se font licencier. Bien souvent, on ne peut pas changer cette décision, mais on peut accompagner les gens. En Belgique, les syndicats travaillent aussi bien au plan collectif qu’individuel. C’est une de nos grandes forces. Nous avons vu croître notre nombre d’affiliés cette dernière décennie, et plus encore avec la crise. Au Sud, c’est différent. La crise ne fait que compliquer le travail des syndicats, alors qu’ils faisaient déjà face à de nombreux obstacles.

La crise peut-elle tout de même offrir des opportunités en matière de travail décent ?

Je le pense. Alors que le G20 ne s’occupait que des questions financières et économiques, le mouvement syndical international l’a forcé à mettre à l’agenda les questions de l’emploi et de la sécurité sociale en tant qu’instruments de lutte contre la crise. Du jamais vu ! Nous n’avons pas pu atteindre le même résultat au niveau du G7 ou du G8. maintenant, il s’agit de concrétiser tout cela. Mais le fait qu’il soit tenu compte de ces éléments est déjà une sérieuse avancée.

Les syndicats ne devraient-ils pas faire plus de concessions en temps de crise ?

Nous sommes en pleine gestion de la crise. actuellement, nous nous efforçons de préserver l’emploi, ce qui n’est pas possible sans concessions. La crise n’est pas terminée. Nos systèmes d’indexation vont connaître de nouvelles pressions. Et ce, à l’heure où des directeurs d’entreprise augmentent leurs propres salaires.

On demande sans cesse aux travailleurs d’être moins chers pour être plus compétitifs. Prenez le dossier Godiva : il a été décidé que les frais de personnel pour l’emballage devaient être réduits. Mais s’agit-il réellement pour Godiva d’être compétitive ou de faire plus de bénéfices ? Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les travailleurs qui trinquent. ces derniers temps, j’entends souvent dire : “Se faire licencier, c’est aussi s’ouvrir à de nouvelles opportunités.” Personnellement, je n’y crois pas trop. Les personnes peu qualifiées retrouvent difficilement du travail.

Des instances internationales comme l’OIT ne devraient-elles pas avoir plus de pouvoir, afin que les syndicats puissent agir plus librement ?

Peu d’organisations internationales peuvent imposer des sanctions, parce qu’il n’existe pas de gouvernement mondial ou de tribunal mondial. Ces institutions ont des moyens limités. Au niveau de l’OIT, nous avons tout de même des conventions qui sont contrôlées et des rapports détaillés sont publiés sur la situation des travailleurs dans chaque pays. Notre principale méthode est celle du ‘name and shame’ : les états sont bien gênés de se retrouver pointés du doigt dans un rapport négatif.

Seuls le FMI, la Banque mondiale et l’OMC peuvent imposer des sanctions. Elles peuvent par exemple soumettre un prêt à des conditions. Le problème, c’est qu’elles obligent souvent les pays à démanteler leurs systèmes sociaux. Ce que nous voulons, c’est que les principales conventions de l’OIT soient reprises dans les accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux. C’est déjà en partie le cas, mais pas assez.

Pourquoi est-il si important d’avoir des syndicats libres et indépendants ?

Parce que personne d’autre ne s’occupe aussi bien de défendre le travail décent et la justice sociale. Les Ong plaident aussi pour un travail décent, mais les syndicats ont l’avantage de pouvoir négocier directement avec les employeurs et les autorités. De plus, ils sont soutenus dans ce travail par des conventions de l’OIT.

Les autorités se chargent avant tout du développement économique et d’attirer ou de faciliter la création d’entreprises. Elles ne se préoccupent pas de la bonne répartition des richesses. Sans pression, pas de justice sociale. c’est pourquoi les syndicats jouent un rôle si important. La lutte pour les droits des travailleurs est sans fin. On peut certes raboter ces droits, les rendre plus vagues… mais si on ne maintenait pas la pression, ils disparaîtraient. Tout simplement.

Hanne Stevens, Oxfam Solidarité
Article publié dans la revue Globo (n°30 – juin 2010)

Photo : ©Tineke D’haese/Oxfam

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