Le théâtre action, une démarche émancipatriceClés pour comprendreReportages

22 juillet 2014

L’émancipation des participants est un axe central de la démarche du théâtre action. Illustration avec « Paysannes », un spectacle de théâtre et chansons inspiré par les récits de vie de femmes dans le milieu rural.

L’émancipation des participants, c’est-à-dire des acteurs créateurs mais aussi du public, est un axe central de la démarche du théâtre action, et en particulier des créations collectives. Le temps de la création, qui inclut des séances d’improvisation sur un thème donné ou non, est un moment d’expression pure. En se mettant en scène, souvent dans son propre rôle ou dans une situation connue, vécue, ou par laquelle il se sent concerné, le comédien explore, autant qu’il l’exprime, sa manière de ressentir et de comprendre un phénomène sociétal, une injustice, un questionnement individuel ou collectif… Le jeu devient alors une réflexion vécue et ressentie. L’interactivité avec les autres comédiens constitue le débat. Le rôle de chacun est finalement subalterne à la rencontre, à l’échange, voire à la confrontation des idées, des convictions, des espoirs ou des désespoirs, et peut déboucher sur une réelle évolution des perceptions, une prise de conscience, voire même des pistes d’action concrètes pour faire évoluer les choses.

Un bon exemple de ceci est le théâtre forum, souvent utilisé à des fins pédagogiques, notamment dans le cadre d’institutions scolaires à l’intention des adolescents. Un spectacle présentant des situations insatisfaisantes est interprété dans ce cas par des comédiens professionnels. Ensuite il est rejoué et les spectateurs sont invités à monter sur scène pour remplacer un comédien et tenter de faire évoluer la situation vers un mieux. Ces interventions spontanées des spectateurs acteurs sont supervisées par un animateur appelé Joker, qui aide à la réflexion, suscite la réaction des autres spectateurs et modère le débat.

D’une manière générale, le théâtre action vise à faire prendre conscience à chacun de sa condition d’acteur au sein de la communauté. Dans un monde où nous sommes sans cesse invités et confortés à rester des spectateurs consommateurs, le théâtre action nous propose de devenir des acteurs créateurs.

Nos deux compagnies (Compagnie Buissonnière et Alvéole Théâtre) animent de nombreux ateliers de création collective. Les comédiens, amateurs, sont alors encadrés par un ou plusieurs comédiens animateurs. Des exercices spécifiques sont proposés, qui aident à créer la confiance en soi des participants, la confiance aussi dans le groupe, et à faire émerger la parole et le geste, autrement dit : l’expression. Suivront des séances d’improvisation qui seront répétées, retravaillées, assemblées jusqu’à l’obtention d’un spectacle écrit et mis en forme qui reflètera au mieux ce que souhaitent partager les comédiens avec le public.

Les ateliers de femmes, c’est d’abord un microclimat fait de confiance, de connivence, de chaleur. Elles en viennent vite à l’essentiel : parler de sa vie et la jouer. Comme si l’être prenait le pas sur le paraître. Etre soi en dehors des rôles mère-fille-épouse-amante. Comme si l’absence du regard des hommes permettait de baisser la garde. Faire du théâtre action avec des femmes, cela suppose des spécificités comme avec tout autre groupe. Elles disent, elles bougent, elles montrent. Suffit d’écouter pour entendre…

Dans le cas du spectacle « Paysannes », les comédiennes, professionnelles, sont allées recueillir des récits de vie de femmes de la campagne. Là encore ce sont de vraies rencontres qui sont à la base de l’écriture du spectacle. Bien sûr, cette matière brute glanée auprès des véritables héroïnes de « l’Histoire » a été mise en forme pour devenir un spectacle visible et audible par tous. C’est là qu’interviennent la créativité et le métier des comédiennes et du metteur en scène. Ce métier consiste évidemment, entre autres à ne pas enjoliver ni assombrir subjectivement les témoignages, à ne pas les trahir. Car même si la forme théâtrale doit avoir recours à quelques « artifices », et si le souhait des protagonistes est de nous faire réagir, la volonté d’une création reste toujours de nous éclairer sur le réel.

Pourquoi ce choix ?

Les comédiens animateurs de nos compagnies peuvent avoir suivi des parcours variés. Certains sont issus des conservatoires et autres académies, mais d’autres ont des cursus bien différents. Si les premiers se sont tournés un beau jour vers cette forme particulière qu’est le théâtre action, c’est sans doute, une envie d’apporter leur contribution à la reconstruction du monde qui les a poussés à ne pas se satisfaire d’une expression artistique à sens unique. Les autres, aux formations de base diverses mais bien souvent orientées vers les métiers dits sociaux, ont trouvé dans le théâtre action ce qui manque précisément dans les démarches d’aide traditionnelles : la créativité, et surtout le droit à la parole pour chacun. Ce droit étant de fait une absolue nécessité trop souvent négligée, voire bafouée, même dans nos états démocratiques.

Une part importante du travail d’Alvéole Théâtre et de la Compagnie Buissonnière s’effectue en milieu rural. Ces deux compagnies sont donc particulièrement au contact de la vie de nos campagnes, de leurs petites et grandes histoires, de leurs difficultés et de leurs privilèges.

On constate également de la part de groupes informels et de mouvements structurés de femmes une demande croissante d’exprimer leurs spécificités et de mener des actions qui, si elles s’inscrivent souvent dans une démarche féministe, abordent surtout la place des femmes dans notre société et les rôles qu’elles y jouent et souhaitent y tenir, non en tant que communauté systématiquement opposée à celle des « mâles dominants », mais avec un désir constructif et une sensibilité soucieuse d’harmonie.
Les spectacles professionnels proposés par nos compagnies sont d’habitude très largement inspirés des thèmes qui se dégagent de nos ateliers de créations citoyennes. Très logiquement, l’envie de raconter quelques aspects de la vie des femmes de la campagne et d’y faire réfléchir a germé, et abouti à ce spectacle, « Paysannes ».

Dans « Paysannes », les comédiennes souhaitent favoriser de nouvelles relations dans le milieu rural, avec des femmes d’aujourd’hui, en se basant sur des témoignages du passé. La place des femmes, souvent conditionnée par la relation au travail, dévalorise parfois l’image de celles qui ne rentrent pas dans ce cadre purement économique.

Les témoignages sur les liens qu’elles tissent dans les communautés villageoises peuvent-ils permettre un nouveau positionnement ?
Les femmes dont les témoignages constituent la trame du spectacle sont nos contemporaines. Elles ont livré leurs souvenirs comme à leurs filles ou à leurs petites filles. Les chansons, fil conducteur du spectacle, plus encore qu’un apport artistique aux propos, une respiration, replace la condition des paysannes sur la ligne du temps. Certaines sont largement antérieures aux témoignages et d’autres sont actuelles.

Les influences… le réseau du théâtre action

Émile Hesbois, peut être considéré comme le fondateur du théâtre action en milieu rural. Il est à l’origine, notamment, du Centre dramatique en région rurale, puis de la Compagnie Buissonnière. Attentif à la persistance de la tradition orale, il a écrit, mis en scène et participé à la création de nombreux spectacles, professionnels et amateurs, où le conte, traditionnel ou récemment imaginé, tient une place privilégiée et se propose d’éclairer notre société contemporaine.

Mais les influences sont multiples et toutes bonnes à prendre, y compris dans les théâtres classique et contemporain et dans toute autre forme de spectacle. C’est ainsi que parfois nous aurons recours au théâtre de rue, aux techniques de cirque, à la danse, à la musique, au chant, à la marionnette… Autant de médiums choisis en fonction de leur adéquation avec le propos. Autant aussi de savoir-faire valorisants que pourront acquérir les comédiens-acteurs.

Une des particularités du théâtre action est l’échange permanent entre les compagnies. Des rencontres ont lieu fréquemment, au sein du Centre du théâtre action notamment, mais aussi à l’occasion des festivals internationaux du théâtre action. Ces rencontres sont l’occasion de s’enrichir mutuellement en explorant et en pratiquant les diverses approches, les méthodes de travail de chacun, etc. Il est évident que cette « influence » mutuelle est une volonté en prise directe avec la philosophie même du théâtre action.

Aller voir au-delà de nos frontières est également une habitude qui découle naturellement de la volonté du théâtre action de s’ouvrir aux autres cultures et de faire se rencontrer les différences.

Alain Deflandre (Alvéole Théâtre) et Bruno Hesbois (Compagnie Buissonnière)
Article publié dans Antipodes – outil pédagogique n°14 : Pratiques collectives d’émancipation, 2013, d’ITECO

Illu : Boulon

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