Community organizing : L’alliance des sans-voixClés pour comprendreReportages

5 septembre 2016

Dans les quartiers pauvres de Los Angeles, des associations mobilisent les habitants pour qu’ils s’organisent et défendent leurs intérêts. Echec scolaire, refinancement des écoles publiques, violences policières : ces dernières années, elles ont obtenu quelques victoires significatives. Leur recette ? Le community organizing, une méthode pragmatique qui allie action collective, campagne ciblée et pression sur les décideurs politiques. Rencontre avec Julien Talpin, chercheur en sciences politiques à l’Université de Lille, qui a passé plusieurs mois sur le terrain pour étudier ces mouvements.

Pourquoi s’intéresser au travail d’associations actives à Los Angeles ?

La ville a connu de terribles émeutes raciales en 1992. Mais en deux décennies, cette colère et ce désespoir se sont transformés en mobilisations collectives pour améliorer les conditions de vie dans les ghettos pauvres. Los Angeles est aujourd’hui célébrée pour la vitalité de ses mouvements sociaux et syndicaux. Ceci notamment grâce au travail d’organisations qui s’appuient sur le community organizing, une méthode avec laquelle elles mobilisent les habitants précarisés pour qu’ils s’organisent et défendent leurs intérêts. J’ai voulu aller voir sur place, en me disant que ces initiatives pouvaient inspirer un renouveau du militantisme dans les quartiers populaires chez nous. Car avec le déclin du mouvement ouvrier et les échecs de la démocratie participative, il me paraît nécessaire de s’y prendre autrement.

Quels sont les points forts de ces organisations ?

Elles consacrent une grande partie de leurs ressources à la mobilisation. Elles font du porte-à-porte, recrutent dans les clubs sportifs, les églises, les bus. C’est un travail déterminant, qui à mon sens est trop souvent négligé chez nous. Ensuite, il y a la formation. Pour que les habitants puissent vraiment mener leur combat et ne se fassent pas dominer par le community organizer, on les forme à la prise de parole, à travers des jeux de rôles par exemple. J’ai été frappé par le niveau général de conscience politique. On leur enseigne l’histoire des luttes, les droits civiques, la vie des Black Panthers. En France, on commence aussi à se rendre compte qu’il serait urgent de repolitiser l’éducation populaire.

Avec ce travail de formation, il s’agit de « verticaliser » les colères. De quoi s’agit-il ?

Le but est d’éviter la fameuse « guerre des pauvres ». Spontanément, quand les gens ont des problèmes de logement ou de chômage, ils regardent à côté d’eux. Les Afro-Américains reprochent aux Latinos de leur prendre leur boulot. De leur côté, les Latinos se plaignent de la violence des Noirs. Tout le travail de ces organisations est de politiser de tels problèmes. Elles montrent que la discrimination à l’embauche n’est pas liée aux voisins latinos, mais à certaines politiques publiques. Quant à la violence, elle provient entre autres choses de la faiblesse des politiques de réinsertion après la prison, et de la facilité d’accès aux armes à feu.

A quoi mène tout ce travail de mobilisation et de formation ?

A organiser des campagnes qui ont pour effet de remporter une série de victoires très concrètes. L’idée étant que les pauvres n’ont pas le temps d’attendre le Grand Soir et qu’il faut de l’espoir, ici et maintenant. La caractéristique de ces organisations, c’est qu’elles s’attaquent à de grandes questions, mais en les découpant en petits combats accessibles. J’ai par exemple suivi une campagne qui demandait un changement des règles de discipline dans les écoles publiques. C’est une manière de répondre concrètement au problème du fameux pipeline qui mène de l’école à la prison. Le décrochage scolaire est une voie d’entrée dans la délinquance. Les organisations ont gagné ce combat.

En quoi ces expériences américaines peuvent-elle contribuer à renouveler le militantisme en France et en Belgique ?

Les expériences qui se déroulent pour l’instant en France montrent que l’on peut adapter la méthode (lire l’encadré). Je pense qu’une des leçons du community organizing, c’est qu’il faut passer plus de temps sur le terrain, à faire ce travail de proximité, de recrutement. Il y a aussi quelque chose à apprendre de ce pragmatisme américain qui permet d’obtenir, au bout du compte, des victoires significatives, lesquelles vont ensuite nourrir l’engagement des populations. Si elles voient que la participation porte ses fruits, elles vont continuer à s’organiser.

Le community organizing peut-il inspirer des mouvements tels que Nuit debout?

Les mouvements d’occupation des places comme Nuit Debout ou Occupy sont spontanés, même s’ils sont créés par certains réseaux militants. On s’y méfie de toute forme d’organisation et on y retrouve des gens déjà sensibilisés. Le community organizing, c’est complètement l’inverse ; c’est de l’antispontanéisme. On va chercher les classes populaires dans les clubs de sport, les églises, car elles ont d’autres préoccupations quotidiennes que le militantisme. Mais des convergences sont possibles. Les mouvements spontanés peuvent créer des conditions favorables aux revendications des organisations communautaires en transformant le cadre idéologique. Je l’ai observé à Los Angeles. Le mouvement Black Lives Matter (« Les vies noires comptent », créé suite à une série de meurtres d’Afro-Américains par la police) a par exemple poussé des organisations communautaires à aborder la question des violences policières. Elles ont obtenu du gouverneur qu’un recensement précis des arrestations par la police soit effectué à l’échelle de la Californie. Une telle loi ne serait sans doute pas passée s’il n’y avait pas eu ce contexte. C’est une forme de division du travail politique, où la cause des uns sert le travail des autres.

Amélie Mouton
Article publié dans Imagine n°116 (juillet-août 2016)

Photo : (c) California Calls

En savoir plus :
De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, Julien Talpin, Raisons d’agir, 2016

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