Démolir pour reconstruire: quel bilan CO2 ?Clés pour comprendre

22 octobre 2013

Démolir, reconstruire, spéculer… Inter-Environnement Bruxelles (IEB) et l’Association du Quartier Léopold (AQL) ont voulu évaluer pragmatiquement le véritable bilan environnemental de ces pratiques conjuguées. Récit et présentation de l’outil.

DEFINITIONS
- Bilan Carbone : un outil de bilan carbone sert à comptabiliser l’entièreté des émissions de CO2 qui sont générées par un bien, et ce tout au long de sa vie. Il s’agit donc d’une compatibilité de type « analyse de cycle de vie » qui inclut l’énergie nécessaire à l’extraction des matières premières, à la fabrication, à l’usage… jusqu’au démantèlement. Comme tous ces outils, il est souvent nécessaire de faire des choix d’indicateurs pertinents. La littérature est aujourd’hui assez solide que pour donner de robustes indications sur la quantité de CO2 nécessaire à la production de ciment, de verre, d’acier, etc. Pour rendre notre outil le plus robuste possible, nous n’avons tenu compte que des chiffres les plus reconnus. Nous n’avons, pour la même raison, tenu compte que des consommations de chauffage du bâtiment pour la phase d’exploitation. Exit donc les consommations électriques liées par exemple à la bureautique, ou les chiffres qui concernent les transports.
- Obsolescence programmée (des bureaux) : on parle d’obsolescence programmée lorsqu’un objet est conçu pour ne pas durer trop longtemps, afin d’augmenter son taux de remplacement. Dans le cas des bureaux, construire des bureaux à moindre coût, avec des matériaux qui se détériorent vite, selon des configurations qui ne laissent pas de place à l’évolution des fonctions, etc. Cela amène aujourd’hui à ce qu’on considère que la durée de vie des bureaux neufs n’atteigne plus les 30 ans… alors que des bureaux construits il y a un siècle avaient des durées de vie deux à trois fois supérieures…
- Énergie grise : l’énergie grise est l’énergie qui a servi à la production du matériau. cela exclut donc la quantité d’énergie qui sera produite pendant l’exploitation ou la destruction. Dans le cas d’un bureau par exemple, l’énergie grise est la quantité d’énergie qui est nécessaire à la production des matières premières, leur acheminement sur le site, l’énergie nécessaire pour le chantier, etc. ; mais l’énergie grise ne tient pas compte de la consommation induite par le bâtiment, c’est à dire le chauffage, l’éclairage, les transports, les consommations électriques, etc. L’énergie grise n’est donc qu’une partie d’une analyse de cycle de vie complète.

Il nous est donc venu à l’idée de munir le tissu associatif bruxellois, mais aussi les administrations publiques territoriales ou tout autre organisation sans but lucratif d’un outil facile d’usage permettant d’estimer le bilan de gaz à effet de serre d’un projet immobilier de démolition et de reconstruction.
Nous avons imaginé que le bâti existant constitue un considérable patrimoine en énergie, celle qui a déjà été chèrement dépensée pour le constituer en béton, en fer et en verre. Combien de temps faudra-t-il véritablement au bâtiment neuf pour amortir non seulement le coût énergétique de sa construction mais aussi le poids énergétique de la construction et de la démolition de ce qui l’a précédé ? [1]

C’est pour confirmer (ou invalider) cette intuition que l’Association du Quartier Léopold (AQL) et Inter-Environnement Bruxelles (IEB) ont demandé au bureau d’étude ECORES de développer en toute indépendance, un calculateur spécifique simple et robuste permettant d’évaluer et de comparer selon plusieurs indicateurs les conséquences d’une démolition/reconstruction par rapport à une rénovation du bâtiment existant. À partir de quelques données généralement disponibles lors des enquêtes publiques, ce calculateur permet :

  • de comparer les surfaces en jeu et leurs usages ;
  • de comparer les performances énergétiques relatives ;
  • de comparer les émissions de gaz à effet de serre annuelles et sur 20 ans ;
  • d’estimer la production de déchets de la démolition du projet existant ;
  • d’estimer le temps nécessaire pour que les économies de chauffage permises par le nouveau projet d’aménagement compensent l’énergie qui a été nécessaire pour le construire ;
  • d’envisager plusieurs scénarios alternatifs d’aménagement.
  • Pour rendre les conclusions les plus accessibles possibles, notre choix s’est porté sur un nombre très limité d’indicateurs : les émissions de gaz à effet de serre (GES) [2], les consommations énergétiques [3] et le poids de déchets [4].

    Le réel à l’épreuve du bilan CO2…

    Nous avons décidé de tester l’outil sur quelques projets de construction, récemment mis à l’enquête publique, particulièrement représentatifs, mais suffisamment différents entre eux. Ces projets sont décrits dans les encadrés pages 5 et 6. Le premier concerne la démolition d’un immeuble de bureau au profit d’un nouvel immeuble destiné au même usage, c’est le projet Trebel, qui a obtenu son permis récemment, moyennant quelques modifications mineures. Le deuxième est déjà en cours de construction : il s’agit de la tour de logement « UP-site » ainsi que des bureaux attenants construits en lieu et place des anciens entrepôts Delhaize, patrimoine remarquable que le gouvernement a refusé de classer. Le troisième concerne un projet sous les feux de l’actualité puisqu’il s’agit des trois tours « Victor » principalement destinées à l’usage de bureaux, en lieu et place d’une partie d’îlot jusqu’alors occupée par un mélange de bureaux, d’entrepôts et de logements. Ces trois projets ont deux points communs : ils proposent une densification extrême du bâti en comparaison avec l’existant et sont des opérations du promoteur Atenor qui semble donc se positionner à l’avant garde du phénomène étudié.

    Des résultats inquiétants… pas que pour les spéculateurs !

    Les bilans de gaz à effet de serre appliqués à ces trois projets démontrent que l’énergie qui a été nécessaire pour construire puis démolir les bâtiments existants ajoutée à celle qu’il faut encore dépenser pour la construction des nouveaux bâtiments est loin d’être négligeable. C’est la balance entre cette énergie qualifiée de grise et l’amélioration des performances énergétiques du nouveau bâtiment qui permet de juger du bilan de gaz à effet de serre global de l’opération.

    Ainsi, pour le projet UP-site, le promoteur Atenor, avec la destruction des entrepôts Delhaize, part avec un déficit de près de 10 000 tonnes équivalent CO2, soit l’équivalent de 30 millions de km parcourus en voiture. Si l’on y ajoute la construction du complexe de bureaux et de logements, on arrive à environ 28 000 tonnes équivalent CO2, soit la production annuelle moyenne de 15 000 terriens. À l’échelle du projet (qui est souvent celle de la parcelle), ce bilan est souvent négatif dès lors que le projet vise à densifier le bâti.

    Par ailleurs, il est à noter que c’est généralement la décision de densifier la parcelle qui justifie financièrement l’option de la démolition du bâtiment existant dans le chef du promoteur. Pour le projet Trebel, il faudra attendre 48 années d’exploitation pour récupérer la gabegie énergétique que constitue la démolition du bâtiment existant et la construction du nouveau bâtiment. Notons que ce raisonnement ne tient pas compte du fait que les nouveaux occupants auront préalablement quitté un bâtiment de bureau ancien présentant lui-même une quantité importante d’énergie grise dépensée en vain s’il n’est pas occupé à nouveau. Pire, selon nos calculs, le projet UP-site, trop gourmand en énergie pendant son exploitation, ne pourra jamais compenser l’énergie grise perdue lors de l’opération de démolition-reconstruction ! Pour le projet Victor, ce n’est qu’au terme de 88 années d’exploitation que la balance de gaz à effet de serre sera équilibrée alors qu’il est actuellement établit que la durée de vie moyenne (avant rénovation lourde) d’un bâtiment de bureau dépasse rarement les 30 ans. Cette périodicité liée à des retours sur investissements de plus en plus courts tend d’ailleurs à se réduire…

    Conclusion provisoire : exit les projets de bureaux…

    Quelle que soit la situation des trois projets étudiées dans le contexte urbain spécifique de Bruxelles, il est cependant normal que la performance intrinsèque des nouvelles constructions soit plus élevée. Il convient néanmoins de différencier la performance brute et la performance relative lors de l’augmentation des surfaces. C’est la différence entre le décrochage et le découplage [5].

    On pourrait alors penser qu’il est toujours plus intéressant d’un point de vue environnemental de rénover un bâtiment plutôt que de le détruire et de le reconstruire. Il est néanmoins important de nuancer ce principe en rapport des attentes sociales globales portées par un territoire à un moment donné. La destruction d’un bâtiment existant pour densifier la parcelle et répondre de ce fait à une forte demande qui n’est pas remplie par ailleurs peut se justifier. C’est le cas actuellement à Bruxelles quand nous considérons d’une part les immeubles de bureau largement sous occupés, d’autre part la forte demande de logements sociaux et l’inadéquation éventuelle de l’immeuble objet de la réaffectation envisagée. A contrario, dans un marché de bâtiments administratifs saturé, la démolition et la reconstruction d’un immeuble de bureau, quelle que soit sa densité, ne pourra jamais se justifier, que ce soit du point de vue de la demande sociale comme du point de vue du bilan de gaz à effet de serre global. Ce raisonnement est d’autant plus vrai si l’opération se situe dans un quartier où le vide locatif de bureaux est plus important qu’ailleurs. Le nouvel outil que nous proposons n’est donc pas une fin en soi, il nous restera toujours à évaluer les résultats qui en ressortent en regard des dynamiques territoriales spécifiques que nous observons avec toute l’attention amoureuse que méritent leurs économies/écologies particulières.

    Marco Schmitt et Mathieu Sonck
    Article publié dans Bruxelles en mouvements n°265, dossier « Faut-il casser Bruxelles? », juillet/août 2013

    (1) On considère par exemple que le retour sur investissement d’un immeuble de bureau dans le Quartier Léopold est de 20 ans.
    (2) En effet, la Région de Bruxelles-Capitale est engagée dans la Convention des Maires qui vise une réduction des émissions de GES de 30 % d’ici 2025. L’unité pour exprimer les émissions de gaz à effet de serre est l’équivalent CO2 (eq. CO2), cela permet de comptabiliser l’ensemble des gaz à effet de serre émis sous une même unité.
    (3) L’unité pour exprimer les consommations énergétiques est le Watt heure (et ses multiples : 1 kWh = 1 000 Wh, 1 MWh = 1 000 000 Wh).
    (4) Dans le contexte urbain de la Région de Bruxelles-Capitale, les déchets de démolition sont une véritable contrainte de gestion–traitement mais aussi de déplacement. L’unité pour exprimer les déchets est la tonne.
    (5) On parle de décrochage lorsque la consommation d’énergie continue à croître avec la surface, mais moins qu’avant. On parle de découplage quand la consommation d’énergie s’arrête, voire diminue, quelle que soit la surface.

    Un outil de calcul simple et robuste…

    Un outil en libre service ?
    L’outil développé existe aujourd’hui sous le format tableur. Une version web, plus facile d’accès, est en développement. Vous êtes actif dans un comité de quartier ou un collectif confronté à un gros projet de démolition-reconstruction ? Vous désirez tester notre outil sur un cas concret qui vous concerne ? N’hésitez pas à prendre contact avec nous à l’adresse info@ieb.be, en attendant l’application « web », nous trouverons le scénario alternatif qui conviendra le mieux…

    Sans rentrer dans le détail, il convient tout de même de préciser que l’objectif de l’outil développé par ECORES est de permettre une appropriation aisée par un non-spécialiste. L’idéal serait évidemment de faire une analyse complète du cycle de vie de chaque projet immobilier de démolition-reconstruction.
    Mais une telle analyse se heurte à de nombreux problèmes pratiques difficilement surmontables dans le cadre d’une procédure de publicité-concertation : indisponibilité des données, temps de réalisation, coût de l’analyse, compétences spécifiques nécessaires… Il s’agissait donc de permettre à chacun d’effectuer une évaluation robuste sans devoir collecter trop de données et donc de faire des hypothèses réalistes pour d’autres données, telles que la valeur de l’énergie consommée lors de la construction d’un immeuble ou celle de la consommation énergétique liée à l’usage d’un immeuble destiné à être détruit. Précisons que les hypothèses prises sont systématiquement favorables à l’opération de démolition-reconstruction. Cette approche nous permet de dire que les résultats obtenus avec le modèle proposé sont difficilement contestables…
    Par contre, le calculateur développé ne permet pas d’évaluer les effets sur la mobilité de l’opération de démolition-reconstruction. Vider des bureaux peu accessibles en transports en commun pour remplir de nouveaux bureaux dans un quartier mieux desservi pourrait avoir du sens du point de vue du bilan carbone, pour autant que le quartier destinataire ne présente pas un vide locatif important. Mais idéalement, il faudrait également comparer l’impact carbone du projet avec celui de la construction de nouvelles infrastructures de transports en commun visant à améliorer la desserte des bureaux existants ou simplement avec les travaux qu’une concentration excessive de bureaux dans le quartier destinataire généreraient en termes de nouvelles infrastructures de transports en commun. On pense notamment à la densification des quartiers de gares alors que la jonction Nord-Midi est saturée, à l’augmentation des gabarits de la rue de là Loi là ou le réseau transport public et privé est en surcapacité…

    > Lire l’étude complète « Démolition/reconstruction à Bruxelles – Quel est le bilan CO2 ? », ECORES, IEB, AQL, à paraître sur www.ieb.be

    Un cas d’école : VICTOR

    Le projet Victor consiste en la destruction quasi complète d’un îlot mixte d’environ 15 000 m² de bureaux, entrepôts et logements. À la place, Atenor propose de construire 3 tours contenant 103 765 m² de bureau, 2 064 m² de logements et 1 418 m² de commerces [1]. On voit ci-contre qu’au bout de 20 ans d’exploitation, le nouveau projet aura émis près du triple en CO2 de ce qu’aurait émis le bâti existant s’il avait été rénové. Notons également que la démolition des bâtiments existants, déjà largement accomplie aura généré près de 24 000 tonnes de déchets, soit l’équivalent de 800 camions de 30 tonnes [2]. Il est intéressant d’évaluer les alternatives possibles au projet présenté. On remarquera que l’alternative visant à rénover le bâti existant aurait permis un équilibre CO2 en moins de 15 ans. Notons également que le marché du bureau étant largement saturé, il est très peu probable que les tours Victor attirent de nouveaux travailleurs. Si les tours trouvent des locataires, ceux-ci videront 100 000 m² de bureau ailleurs dans la région, augmentant le « passif CO2 » du projet de quelque 25 000 tonnes d’équivalent CO2, soit l’équivalent de la consommation annuelle moyenne de près de 14 000 terriens.

    [1] Ces chiffres ont légèrement évolué pendant l’étude d’incidence sur le projet mais les ordres de grandeur restent corrects.
    [2] Sans compter les terres qui devront être excavées pour permettre la construction des futurs parkings.

    Marco Schmitt et Mathieu Sonck
    Article publié dans Bruxelles en mouvements n°265, dossier « Faut-il casser Bruxelles? », juillet/août 2013

    Un commentaire sur “Démolir pour reconstruire: quel bilan CO2 ?”

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